Écriture inclusive: obstacle infranchissable pour les personnes dys? Synthèse d’une étude de lisibilité
30/11/22 - 19:20 Sophie Vela Non classé
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Préambule
En janvier 2022, j’entreprenais de mener une étude sur la lisibilité des écritures inclusives pour les personnes ayant des troubles cognitifs impactant leur lecture et notamment les troubles dys, pour faire suite à mon mémoire rédigé à ce sujet. Souvent brandi comme un argument intouchable contre l’écriture inclusive, la dyslexie n’avait à ce jour jamais fait l’objet que d’une seule étude, dont les échantillons ne contenaient pas de typographies inclusives.
Face à ce constat et avec le besoin de comprendre si ces difficultés existaient, j’ai mené moi-même ce travail de recherche en allant à la rencontre de personnes concernées.
J’ai réalisé cette étude sans financement, dans le cadre d’une résidence de quatre mois à l’Hôtel Pasteur, tiers-lieu rennais accueillant divers projets.
Je me suis inspirée des prémices de l’étude réalisée par Camille Circlude et Christella Bigingo dans le cadre de leur Master de spécialisation en études de genre de la Fédération Wallonie-Bruxelles. I·els n’avaient pas pu poursuivre cette étude faute de cadre et de financement.
Par cette étude, on cherche à répondre à trois questions:
– L’écriture inclusive est-elle illisible pour les personnes dyslexiques?
– Quelles formes d’écritures inclusives posent des difficultés de lecture et pourquoi?
– Si des difficultés existent, sont-elles un frein à la compréhension d’un texte?
L’étude a été réalisée sur un échantillon de 140 volontaires, dont:
– 70 personnes sans difficultés de lecture composant le groupe témoin,
– 70 personnes ayant des troubles impactant leur lecture (troubles dys, troubles de l’attention, troubles du spectre autistique…) composant le groupe d’étude.

Source: VELA, S., photographie d’archive de l’étude « Ecritures inclusives accessibles », 2022
Sur ces 140 personnes, 22 ont participé à l’étude par le biais d’entretiens individuels ou collectifs. Les 118 autres ont rempli un formulaire numérique.
Afin d’obtenir des résultats hétérogènes et les plus neutres possibles, j’ai cherché à atteindre une mixité de genre et d’âge parmi les participant·es. De prime abord, il paraît évident que les femmes, personnes non-binaires, genderfuid et autres minorités de genre se sentent davantage concernées par l’utilisation de l’écriture inclusive, et que les jeunes générations sont plus habituées à la rencontrer à l’écrit, notamment via les réseaux sociaux.
Présentation de l’étude
Cette étude se base sur la lecture de 24 phrases courtes composées avec 5 caractères typographiques inclusifs différents. Chaque caractère est décliné en différentes formes d’écriture inclusive: écriture épicène, utilisation du point médian et utilisation de ligatures inclusives expérimentales.
– Les caractères avec empattements BBB Baskervvol (Bye Bye Binary) et Times New Roman Inclusif (Eugénie Bidaut) ont été choisis pour leur proximité avec des polices plus habituelles telles que la Times New Roman
– Le choix de l’Homoneta (Quentin Lamouroux) a été fait pour son utilisation massive de ligatures (au-delà des ligatures inclusives)
– Les BBB BNM Lunch (Bye Bye Binary) et DIN Dong (Clara Sambot), sans empattements, ont des formes et largeurs de lettres variables et hors-normes, ce qui est parfois recommandé dans l’apprentissage de la lecture pour les personnes dyslexiques.

Source: VELA, S., échantillons utilisés dans l’étude « Ecritures Inclusives Accessibles », 2022
Certaines phrases ont été rédigées entièrement en capitales, car cela a un impact sur la rapidité et facilité de lecture pour certaines personnes dyslexiques, et elles ont un caractère répétitif pour pouvoir comparer les différentes propositions.
Les phrases ont été réparties en 8 groupes de 3, tels que 1a, 1b, 1c, 2a, 2b, 2c, etc. Pour chaque groupe de phrase, on demandait:
– Avez-vous compris le sens des phrases?
– Avez-vous eu des difficultés de compréhension? Si oui, lesquelles?
– Avez-vous eu des difficultés de lecture (déchiffrage de certains mots/lettres)?
– Si oui, lesquelles?
On peut préciser ici la différence entre
– les difficultés de compréhension qui ne relèvent que de la compréhension sémantique des phrases ; il est possible de comprendre le sens d’une phrase même s’il nous faut des efforts pour la lire
– les difficultés de lecture qui relèvent de la lisibilité des caractères et de leur facilité de déchiffrage.
Avant d’analyser les réponse des participant·es, et suite à plus d’un an de recherche sur le sujet, j’avais émis la théorie que l’écriture inclusive n’est pas un obstacle à la compréhension d’un texte puisque nous lisons non pas en nous attardant sur chaque lettre mais bien en saisissant la globalité d’un mot, voire d’une phrase. Vous avez d’ailleurs sûrement déjà vu ce test de lecture populaire :

Source: image populaire circulant sur les réseaux sociaux, source inconnue
Je n’ai pas pu identifier la source de cette étude ni même vérifier qu’une telle étude ait existé, mais le constat est là: vous avez sûrement réussi à lire ce texte malgré l’inversion des lettres au sein des mots.
Un des manques de cette étude est la lecture de textes plus longs, qui a été impossible par manque de temps. Ainsi, la forte présence des ligatures dans ces phrases courtes peut donner l’impression qu’un texte long en serait fortement chargé. Or, en réalité, l’écriture inclusive ne concerne qu’un champ grammatical réduit; celui des accords, et ne s’applique donc pas à l’ensemble des mots d’un texte. On peut prendre exemple sur un texte de littérature classique, comme cela m’a été suggéré. Ici un extrait de Guerre et Paix de Léon Tolstoï, rendu plus inclusif:

Source: Tolstoi, L, Guerre et Paix, 1865. (extrait composé en Times New Roman Inclusif, Bidaut, E.)
Les phrases proposées dans l’étude ont donc été formulées de sorte à accentuer l’utilisation de l’écriture inclusive, malgré leur faible nombre de mots.
Composition des groupes
De façon générale, il ne m’a pas été simple de réunir le nombre espéré de participant·es, et il m’a surtout été très complexe de toucher des hommes. J’ai dû, à un moment de l’étude, ne plus accepter de participations de femmes, personnes non-binaires, genderfluid, et autres minorités de genre afin de tenter d’équilibrer la balance. Les hommes représentent finalement moins d’⅓ de l’ensemble des participant·es (21 dans le groupe d’étude et 31 dans le groupe témoin).
En fin de questionnaire, les participant·es pouvaient préciser si i·els pensaient être informé·es en termes de questions de genre. Seul·es 10 d’entre elle·ux ont répondu n’être pas ou peu sensibilisé·es. Ce constat se rapproche des arguments avancés dans un précédent article présentant la critique de l’écriture inclusive comme, entre autres, un biais sexiste sans fondements.
L’âge des participant·es s’étend de 16 à 59 ans, avec une majorité de participant·es ayant entre 20 et 35 ans, et près de la moitié (65 personnes) ayant entre 20 et 25 ans. Si les deux groupes sont plutôt homogènes, on constate une moyenne d’âge plus élevée dans le groupe témoin qui peut s’expliquer par des diagnostics plus rares chez les personnes de plus de 35 ans.
Malgré une tentative d’avoir un échantillon de personnes mixte en termes d’âge et de genre, on constate que les jeunes, les femmes et les personnes queer composent la majorité des répondant·es à l’étude.
Question d’habitude?
Les 140 participant·es ont pu partager leurs habitudes quant à la lecture des écritures inclusives. À la question «Avez-vous déjà rencontré l’écriture inclusive? Sous quelle forme?»
– 20 personnes ont affirmé ne l’avoir jamais rencontrée, quelle que soit sa forme;
– 60 personnes affirment avoir déjà vu le point médian en usage, mais jamais les glyphes inclusifs;
– 60 personnes ont simplement répondu « oui », sans plus de précisions, on ne peut donc affirmer précisément quelles formes elles avaient déjà rencontrées.
On peut affirmer qu’au moins 80 personnes n’avaient jamais vu d’expérimentations typographiques inclusives, soit plus de 50% du groupe interrogé.
Dans le groupe d’étude comme dans le groupe témoin, les personnes affirmant n’avoir jamais rencontré l’écriture inclusive ont entre 18 et 59 ans et celles répondant un oui franc ont entre 18 et 51 ans. Contrairement aux idées reçues, on constate que l’écriture inclusive n’est pas qu’une question de génération. On précisera que les personnes étrangères à l’écriture inclusive sont légèrement plus nombreuses dans le groupe d’étude.
La question de l’habitude a donc ici une place non négligeable: la lecture est un apprentissage, ainsi il est évident que lorsque nous voyons une lettre ou un signe typographique pour la première fois, il nous faut un temps d’adaptation et de réflexion. En discutant des résultats avec Christella Bigingo, elle me rappelle d’ailleurs que c’est le principe même de l’apprentissage de la lecture: lire, relire plusieurs fois la même chose avant de la comprendre. Ce point est important pour analyser les résultats qui vont suivre.
Compréhension sémantique
Avec 24 phrases par participant·es et 140 participant·es, c’est un total de 1920 phrases qui ont été lues. Parmi elles, seulement 72 ont posé un doûte sémantique, et 35 n’ont pas été comprises. 95% des propositions ont donc été comprises sans accroc, et ce de façon égale dans les deux groupes.
Les doutes ont été émis par 37 personnes (soit en moyenne 3 phrases incomprises par personne) de tout âge (22 à 59) et de tous genres (16H, 12F, 9Q), ce qui signifie que 103 personnes n’ont eu aucun doute sur le sens des phrases qui étaient proposées.

Source: VELA, S., graphique issu des résultats de la recherche « Ecritures Inclusives Accessibles », 2022
Cependant, certaines personnes ont exprimé des difficultés malgré la compréhension globale de la phrase – on en déduit plusieurs lectures avant de saisir totalement le sens. En s’y penchant de plus près, on constate que les phrases qui ont posé le plus de difficultés sont les mêmes dans chacun des groupes. Si les personnes du groupe d’étude sont plus nombreuses à avoir exprimé des difficultés pour ces trois exemples, l’écart avec le nombre de personnes en difficulté dans le groupe témoin reste faible.

Source: VELA, S., tableau issu des résultats de la recherche « Ecritures Inclusives Accessibles », 2022
On peut remarquer que le point médian n’apparaît pas dans les propositions énoncées ci-dessus. En effet, les phrases l’utilisant ont posé au maximum 6 difficultés chacune (tous groupes réunis) et pour 5 d’entre elles, davantage de difficultés sont énoncées par le groupe témoin, ce qui nous permet d’éliminer dans ce cas précis la théorie selon laquelle c’est la dyslexie qui provoque des difficultés de lecture de l’écriture inclusive .
Avec ces résultats, nous pouvons donc affirmer que l’écriture inclusive ne complexifie que peu, voire pas, la compréhension d’un texte lorsqu’elle utilise le point médian, forme la plus répandue des écritures inclusives, y compris pour les personnes ayant des troubles cognitifs impactant la lecture.
L’utilisation de ligatures non-binaires, quant à elle, complexifie davantage la compréhension, notamment pour les personnes dys, mais cette complexité est présente dans les deux groupes. Nous l’avons vu, ces ligatures étaient inconnues pour de nombreux·ses participant·es, il semble cohérent qu’elles compliquent légèrement leur lecture, créant de nouveaux mots et/ou déformant les lettres auxquelles nous sommes habitué·es.
Lisibilité
On entend par lisibilité ce qui touche au déchiffrage des lettres. Ici, ce sont 648 difficultés (sur 1920 phrases lues) qui ont été énoncées par l’ensemble des participant·es.
On constate que si le groupe d’étude déclare davantage de difficultés (389), l’écart n’est pas immense avec le groupe témoin (259), et que des difficultés de déchiffrage sont exprimées par la plupart des participant·es. Seules 13 personnes sur les 140 interrogées indiquent n’avoir eu aucune difficulté de lisibilité, dont 8 sont du groupe témoin et 5 du groupe d’étude. Ainsi, 90% des personnes interrogées ont exprimé au moins une difficulté de lecture parmi les 24 phrases.
Reste alors à comprendre quelles sont ces difficultés. Parmi les phrases étudiées, 3 ont posé problème à plus de 50% des participant·es. Ces trois échantillons ont compliqué la lecture des personnes concernées comme témoin, avec un écart d’environ une dizaine de personnes entre les deux groupes.

Source: VELA, S., tableau issu des résultats de la recherche « Ecritures Inclusives Accessibles », 2022
Sept autres échantillons ont posé problème à au moins 28,6% du groupe d’étude:

Source: VELA, S., tableau issu des résultats de la recherche « Ecritures Inclusives Accessibles », 2022
À l’exception du deuxième échantillon qui utilise le point médian, l’ensemble des propositions ayant été compliquées à déchiffrer font usage de ligatures inclusives. Aucune des 7 propositions faisant usage du point médian n’a provoqué de difficultés à plus de 25% des participant·es, et 4 d’entre elles ont posé problème à moins de 10 personnes (7%) – tous groupes confondus.
Sur l’ensemble des difficultés de lecture liées à l’écriture inclusive, on constate cette répartition:
– 16% de difficultés liées à l’utilisation du point médian;
– 84% de difficultés liées à l’utilisation de typographies inclusives.
De manière générale, les difficultés, lorsqu’elles sont énoncées, peuvent être réparties en deux groupes :
– le besoin de plusieurs lectures ou une lecture plus lente du texte;
– l’impression qu’il manque des lettres ou qu’elles sont coupées.
Dans le premier cas, on ne peut pas parler d’une impossibilité à déchiffrer le texte mais plutôt de s’habituer aux nouvelles lettres en s’y attardant davantage, comme dans tout processus d’apprentissage. Dans le second cas, on constate l’incompréhension face à de nouvelles lettres qui ne ressemblent pas à celles que nous connaissons, et qui sont donc compliquées à assimiler.
Résultats croisés
Pour mettre plus de sens à ces résultats, il est nécessaire de comparer les difficultés de lecture et de compréhension, même si nous avons déjà vu que ces dernières sont assez peu significatives. Pour cela, nous pouvons prendre exemple sur les 4 échantillons revenant le plus souvent dans les difficultés exprimées par les participant·es.

Source: VELA, S., tableau issu des résultats de la recherche « Ecritures Inclusives Accessibles », 2022
Nous pouvons donc affirmer que les difficultés de lecture liées au point médian, bien qu’elles existent pour certaines personnes, n’empêchent pas la compréhension d’un texte court dans la grande majorité des cas. Ensuite, nous pouvons comparer les habitudes de lecture des participant·es à leurs difficultés de lecture. Si 20 personnes n’avaient jamais rencontré le point médian, seules deux propositions l’utilisant ont posé problème à plus de 20 personnes, uniquement en termes de lisibilité. Cela signifie que certaines personnes n’ayant jamais vu cette forme d’écriture n’ont pour autant eu de difficultés ni à la lire ni à la comprendre.
Pour ce qui est des ligatures inclusives, 80 personnes n’y avaient jamais été confrontées. Seuls deux échantillons en utilisant ont posé des difficultés à 80 personnes ou plus. Ce qui signifie, ici encore, que certain·es participant·es découvraient pour la première fois ces expérimentations et ont tout de même réussi à les lire et à les comprendre.
Enfin, on constate que les personnes étrangères à l’écriture inclusive étaient plus nombreuses dans le groupe d’étude: cela peut-il expliquer l’écart de difficultés entre les deux groupes, et donc écarter la théorie qui attribue des difficultés supplémentaires pour les personnes dyslexiques. Seule une étude sur un échantillon plus important de personnes pourrait le confirmer, mais c’est une théorie probable au vu de l’ensemble de ces résultats.

Source: VELA, S., graphiques issus des résultats de la recherche « Ecritures Inclusives Accessibles », 2022
Conclusion
On ne peut nier que des difficultés existent à la lecture de phrases utilisant l’écriture inclusive mais
– elles n’empêchent pas la compréhension sémantique des phrases;
– elles existent majoritairement lors d’utilisation de ligatures inclusives, signes typographiques qui étaient pour plus de la moitié des participant·es inconnues avant de répondre à l’enquête;
– elles sont plus nombreuses chez les personnes ayant des troubles cognitifs tels que la dyslexie, l’autisme, les troubles de l’attention, mais elles existent aussi chez les personnes n’en ayant aucun, dans une moindre proportion;
– le nombre de personnes ayant rencontré des difficultés de lecture est souvent inférieur au nombre de personnes n’ayant jamais rencontré l’écriture inclusive.
Nous pouvons donc en conclure que l’écriture inclusive n’est pas «illisible pour les personnes dys», comme on l’entend souvent, et même préciser plus globalement, qu’elle n’est pas illisible en soi. En effet, l’écriture inclusive utilisant le point médian – la plus répandue aujourd’hui – n’empêche pas la compréhension sémantique des textes et ne freine que très peu le déchiffrage des lettres. De leur côté, les ligatures inclusives, ces nouvelles lettres tendant vers la non-binarité de l’écriture, ont demandé des efforts à de nombreux·ses participant·es, mais i·els les découvraient pour la première fois, et ont pour autant compris le sens des phrases qui en utilisaient.
En comparant le nombre de personnes ayant eu des difficultés, et le nombre de celles n’ayant jamais vu les signes typographiques qui créent l’inclusif (point médian et/ou ligatures), on constate que ces difficultés découlent indéniablement d’un manque d’apprentissage et d’habitude vis-à-vis de celles-ci, quel que soit le handicap, l’âge et l’identité de genre de chaque personne.
La solution aux difficultés qui persistent reposent donc sur un élément majeur : l’apprentissage. Je concluerais cette synthèse par cette citation d’un participant à l’étude, porteur de plusieurs troubles dys :
« Tout ce que j’arrive à lire, c’est parce que je l’ai appris en séance d’orthophonie. Si, durant mes séances, j’avais découvert l’écriture inclusive, je n’aurais aujourd’hui aucun mal à la lire. Certes, cela me demande donc des efforts, mais ça en vaut la peine pour inclure tout le monde. »
Pour enfin faire rimer inclusivité et accessibilité. Recommandations pour les dessinateurices de caractères face à l’argument de l’illisibilité.
26/03/22 - 18:47 Sophie Vela Non classé
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« Il faut arrêter de croire que parce que les dys ont un système d’apprentissage différent, i·els sont incapables d’apprendre. »
Préambule
Dans le cadre de son mémoire de DNSEP Design Graphique (à paraître), Sophie Vela choisit de s’intéresser au mouvement de la typographie inclusive. Confrontée à l’argument récurrent de la difficulté de lecture provoquée par les écritures inclusives pour les personnes dyslexiques et neuro-atypiques, elle s’est emparé de ce sujet afin de comprendre et mettre en lumière les conflits –réels ou éventuels– entre accessibilité et inclusivité.
Résumé
L’accessibilité de l’écriture et des typographies inclusives pour les personnes dyslexiques, neuro-atypiques et/ou malvoyantes peut être questionnée à différent niveaux : l’utilisation détournée de caractères, la création de nouvelles lettres, la densité des textes, l’incompatibilité avec les lecteurs d’écrans.
Dans le cas de la dyslexie, qui touche 8 à 10% des enfants, les problèmes rencontrés à la lecture peuvent prendre différentes formes : inversion de lettres, sensation de flottement du texte, etc. Pour pallier cela, plusieurs familles de caractères telles que Comic Sans MS ou Dyslexia ont vu le jour pour tenter de limiter ces effets. Jusqu’ici, aucune étude n’a prouvé leur efficacité.

Source: Molinaro, M. , Dyslexie (campagne), 2015.
Inclusivité, accessibilité, incompatibilité ?
Les critères de lisibilité utilisés pour les caractères dits « accessibles » viennent se confronter aux expérimentations sur la typographie inclusive. En effet, les ligatures, le mélange de différentes lettres, la suppression de l’interlettrage ne sont qu’un ensemble de critères qui semblent compromettre davantage la compréhension des mots et posent ainsi des questions d’accessibilité.
S’il est vrai que ces questions d’inclusivité et d’accessibilité induisent différentes modifications de notre écriture, les mouvements queer et transféministes ne peuvent exister en excluant les personnes non-valides. Peut-on vraiment parler d’écriture ou de typographie inclusive, si celle-ci ne l’est pas de tous·tes ?
J’ai ainsi questionné Jonathan Fabreguettes sur la possibilité de création de glyphes inclusifs avec son caractère Luciole, dessiné pour faciliter la lecture aux personnes malvoyantes. Si l’intégration de glyphes inclusifs « serait techniquement possible », ce n’est pas pour lui une priorité pour différentes raisons, dont le fait que cela la complexifierait trop. D’après lui, « une personne déficiente visuelle se débat suffisamment avec quelques dizaines de lettres pour ne pas lui imposer des ligatures complexes en plus» et cela n’est pas discutable.

Source: Fabreguettes, J. , Luciole, typographies.fr, 2019.
J’ai donc interrogé des personnes concernées par ces deux problématiques, n’étant ni cisgenres, ni neuro-typiques. Les six personnes avec lesquelles j’ai échangé privilégient l’inclusion de genre à celle de lecture. Romane me dit que «l’inclusion [lui] procure un sentiment d’euphorie, de légitimité, qui fait oublier les difficultés de lecture qui sont surmontables, même si [i·el] doit prendre plus de temps et d’énergie pour lire.» De son côté, Kerunos « valide complètement le fait de créer un nouveau jargon et des typos pour inclure tout le monde, voire d’utiliser des mots/pronoms neutres pour tout le monde. Dans un monde utopiste ça aiderait à la fin du sexisme, du genre et du patriarcat. Dans un monde moins utopiste, ça aurait le mérite de faire en sorte que les [personnes non-binaires] se sentent valides et existent au yeux du monde », tout en précisant que cela « dépendrait de la complexité de la typo, si un ou deux [caractères] permettent de changer tous les mots pour les [rendre neutres] je suis à 100 % pour. Au-delà de dix, ça commence à être compliqué. ». Si un ou deux caractères semblent peu pour s’adapter à chaque situation, la collective Bye Bye Binary a pu faire émerger la nécessité de travailler le dessin de 56 nouveaux glyphes, afin de couvrir l’ensemble des suffixes genrés dans la langue française.
Ces témoignages viennent se confirmer par la lettre ouverte rédigée par le Réseau d’Études Handi-Féministes, « contre la récupération du handicap par les personnes anti écriture inclusive ». Cette lettre défend de nouvelles formes d’écriture et critique l’instrumentalisation des personnes dys et handies au profit d’une idéologie sexiste:
« Chercher à rendre la langue française accessible aux personnes dys est un travail qui, d’une part, mérite tout notre intérêt et, d’autre part, ne doit pas servir à évincer d’autres réformes linguistiques, telles que l’écriture inclusive, permettant de lutter contre d’autres discriminations, en l’occurrence le sexisme. Le REHF soutient donc la création de solutions ou alternatives non discriminantes. »
« Si l’utilisation de l’écriture inclusive et sa lecture représentent effectivement, pour les personnes dys et multi-dys, des enjeux et des efforts supplémentaires, c’est précisément parce que la langue française est sexiste. Et c’est pour pallier ces manquements qu’elle nous oblige à faire cette gymnastique, afin de faire exister, par les mots, celle·ux qu’elle oublie. »
Le REHF pointe également du doigt que si la lecture de l’écriture inclusive est complexe, c’est parce que les logiciels de lecture d’écran ne sont pas adaptés aux caractères utilisés, et demande l’évolution de ce système plutôt que l’exclusion par le genre : « nous préférons condamner le sexisme qui préside à la programmation des logiciels, plutôt que l’antisexisme qui motive l’usage de l’écriture inclusive. ».
Paroles de concerné·es
Le refus de l’inclusion de tous·tes dans l’écriture semble donc ne pas être fondé sur des bases solides, mais sur du validisme, voire de l’eugénisme. En effet, cela laisse sous-entendre que si l’écriture inclusive ne doit pas se développer, c’est à cause des personnes ayant des différences neurologiques. Ce débat va bien au-delà d’une binarité genre/handicap et s’inscrit dans des réflexions plus profondes sur la stigmatisation des personnes handicapées et la récupération de leurs luttes. Si les caractères dessinés pour les personnes dyslexiques ne sont pas efficaces, que les personnes qui dénoncent les difficultés de lecture ne s’appuient pas sur le ressenti des personnes concernées, il semble qu’il s’agisse plutôt d’une instrumentalisation de ces personnes pour nourrir le discours anti-écriture-inclusive.
Parmi les personnes que j’ai interrogées, j’ai échangé avec Max, étudiant·e en graphisme et dys, sur des solutions pour une typographie qui serait à la fois inclusive du genre et des difficultés de lecture. Max m’explique que pour i·el, si les ligatures (en fin de phrases) peuvent être compliquées à lire, c’est parce qu’elles cassent le rythme de lecture et apportent une difficulté de compréhension dans l’enchaînement de caractères liés et non liés, ce qui rend la lecture moins fluide. Dans une typographie où toutes les lettres seraient liées, la lecture lui serait donc plus fluide et les glyphes inclusifs seraient lus dans la continuité des mots.
La solution serait donc de créer une forme d’écriture sans ligatures, allant plus loin que la fusion des lettres en faisant des changements grammaticaux. C’est notamment tout le travail d’Alpheratz, autaire de Grammaire du Français Inclusif où al propose des alternatives à chaque terme genré. « Un auteur » ou « une autrice » devient par exemple « an autaire ». Les recherches d’Alpheratz apportent un genre neutre en remplacement du masculin générique, par l’utilisation du pronom « al ». D’après sa grammaire, « il fait beau » devient « al fait beau ». D’autres recherches ont été avancées sur ce sujet, proposant différentes alternatives telles que l’Acadam de Bye Bye Binary, basé sur le pronom « ol » cette fois et où autrice/auteur devient « auteul ». Ces expérimentations grammaticales nous invitent à repenser la façon dont notre langue est construite, et comment nous pouvons la faire vivre et évoluer.
Afin de recueillir plus d’avis de personnes concernées, j’ai entrepris de mener une étude plus poussée sur le sujet. Si les résultats ne sont pas encore définitifs, les réponses des 100 premier·es participant·es vont majoritairement dans le même sens: si l’inclusif peut être compliqué à lire, il n’empêche pas la compréhension des extraits de textes proposés à l’étude (ensemble de phrases courtes comprenant au maximum trois caractères inclusifs). Lors d’un entretien avec un homme cisgenre dyslexique et dysorthographique, celui-ci me confirme que, comme tout apprentissage, cela est surtout une question d’habitude et que l’inclusion de tous·tes est un sujet qui mérite quelques efforts.

Source: Vela, S., photographie d’archive de l’étude sur la lisibilité des écritures inclusives, 2022.
Au-delà des difficultés rencontrées avec le point médian ou les typographies inclusives, c’est tout un système qui est à repenser. D’après Louna, peu de choses dans le graphisme sont pensées pour les personnes dys. Je lui parle notamment d’un livre que je trouve très bien composé, avec très peu de marges. Illisible pour elle. L’absence de marges ne permet pas au regard de prendre ses repères. Les espaces sont ses guides dans sa lecture, qui n’est pas linéaire mais plutôt « en diagonale » ; ils l’aident à savoir où elle en est dans le bloc de texte. De même, des textes trop denses, des typos avec trop d’empattements, des mots coupés dans leur hauteur sont autant d’obstacles à une lecture fluide pour elle.
Les difficultés causées par les mises en page sont diverses, et dépendent de chaque personne, chacune ayant ses particularités, ses difficultés propres. Il n’existe pas une seule forme de neuro-atypie, ainsi il peut difficilement n’exister qu’une seule solution. Une illustratrice et designeuse espagnole a d’ailleurs modifié un caractère pour le rendre fidèle à sa propre dyslexie : on y voit des lettres s’entrechoquer, à l’endroit et à l’envers, et ce sans altérer la lecture pour une personne valide. Dessinée d’après la Adobe Font Sofia Pro d’Olivier Gourvat, le lettrage créé par Rocío Egío et Pranav Bhardwaj ne prétend pas être plus lisible pour les personnes dyslexiques, mais seulement représenter une expérience personnelle de ce trouble de la lecture. Ce caractère dansant fait indéniablement écho au Not Comic Sans dessiné par Louis Garrido, et nous permet une fois de plus de faire le lien entre ces deux problématiques.

Source: Egío, R. ; Bhardwaj, P. , This is a dyslexic font, 2021.
La langue française est également pleine de complexités. Selon Louna, le principe même de genre n’est pas évident et complique la compréhension à la lecture, tout en demandant plus de réflexion lors de l’écriture, par ses nombreuses variations (pronoms, accords, terminaisons, qui s’ajoutent aux règles de conjugaison, grammaire et orthographe…). Une écriture neutre ne semble donc pas ici un obstacle mais bien une clef, comme en anglais notamment, dont l’apprentissage est réputé plus aisé que le français.
Le queer est-il lisible?
Quant à la typographie inclusive, à ses glyphes hybrides et à ses caractères expérimentaux, la critique principale qui est faite est le manque de lisibilité, les formes trop étranges et n’évoquant rien de ce que nous avons l’habitude de lire. Lorsque j’ai rencontré H. Alix Mourrier, notre discussion autour de la lisibilité des caractères non-binaires nous a mené·es à une réflexion : les personnes queer ne sont-elles pas, elles-mêmes, « illisibles » ? Parce que nous ne rentrons pas dans les codes, nous sommes souvent sujett·es à des regards interrogatifs, des remarques sur ce que nous sommes, des incompréhensions, voire des conflits. H. me fait remarquer que dysphorie et dyslexie ont la même base étymologique : dys, du grec δυσ- , qui exprime l’idée d’une difficulté. Difficulté à entrer dans les cases, difficulté à être compris·e, difficulté à comprendre le monde qui nous entoure. De cette difficulté émane une violence; celle d’être laissé·e à la marge. Mais nous pouvons choisir de n’évoluer que dans ces marges, dans ces endroits de résistances. Il y a quelque chose de politique dans l’intention de créer des formes qui ne peuvent être comprises de tous·tes, à notre image.
Lorsque l’on est en difficulté, c’est souvent à nous de nous adapter. L’enjeu est peut-être ici de créer un lieu où les difficultés seront rencontrées par celle·ux qui n’en ont pas l’habitude, et ainsi créer un rapport de force.
Si le design graphique est fait de normes, c’est aux graphistes et typographes de se les réapproprier, non plus seulement pour expérimenter autour des normes existantes, mais bien pour révolutionner (au sens propre) la typographie, bouleverser les schémas, écrire de nouveaux récits.
Conclusion
Comment trouver une réponse unilatérale à une problématique si large que celle de l’inclusion ? La typographie est à elle seule une façon de normer l’écriture, d’uniformiser les caractères. Cette uniformisation, à l’image de la société, est vouée à évoluer avec le temps, à s’adapter, à se transformer.
Les mots d’H. à ce propos lors de notre échange sont éclairants : ce qu’il restera de ces expérimentations et de ces différentes formes d’écriture, c’est l’usage que nous en ferons. Si nous avons été capables, au XXe siècle, de lire des typographies complexes telles que celles énumérées dans Fracktur Mon Amour, livre répertoriant plus de 333 typographies gothiques, puis d’apprendre à décrypter et comprendre d’autres types de caractères, alors l’écriture inclusive, dans la forme qui s’inscrira dans nos usages, devrait nous être accessible.

Source: Schalansky, J. , Fraktur Mon Amour, Princeton, 2006.

Source: Salabert, L. ; Conant, L. , Unormative Fraktur, 2018.
Ces nouvelles formes de typographies marginales, à l’image de celle·ux qui les créent, ne sont qu’un outil supplémentaire pour créer des façons de parler du monde qui leur ressemble. « Queer » était à l’origine une insulte, un mot signifiant « étrange », « bizarre », « tordu », pour les personnes qui ne rentraient pas dans les normes. De même que nous nous sommes réapproprié ce terme, réapproprions-nous le design en le dotant de formes considérées étranges et tordues, à l’image de nos identités et de nos systèmes de pensée.
Nous avons vu combien les arguments contre l’écriture et la typographie inclusives ne sont basés que sur des normes hétéro-patriarcales et conservatrices, qui refusent toute évolution pouvant nuire à la domination masculine, dans un monde validiste.
De la même façon, celle·ux qui se préoccupent des difficultés de lecture des personnes en situation de handicap face à l’écriture inclusive ne semblent pas s’inquiéter de la dé-conjugalisation de l’allocation aux Adultes Handicapés (AAH) ou de la réduction des normes PMR.
S’il existe une solution pour rendre inclusive et accessible la typographie, c’est de la laisser entre les mains des personnes exclues et qui n’ont pas accès aux codes de lecture normatifs, pour qu’elles nous racontent un monde où elles ne seront désormais plus laissées à la marge.
Bibliographie
Alpheratz. (2018). Grammaire du français inclusif. Paris, Vent Solars Linguistique.
Circlude, C. et Bigingo, C. (2021). De la nécessité d’étudier la lisibilité des nouvelles formes typographiques non-binaires (ligatures et glyphes inclusives), les alternatives au point médian et au doublet observés dans les milieux activistes, queer et trans-pédé-bi-gouines., Révoution typographique post-binaire. https://typo-inclusive.net/emergence-de-nouvelles-formes-typographiques-non-binaires-ligatures-et-glyphes-inclusives-les-alternatives-au-point-median-et-au-doublet-principalement-observes-dans-les-milieux-activistes-queer-e/#post-1-_9mq3j8uzjxth
Baezo-Yates, R. et Rello, L. (2013). Good Fonts for Dyslexia. Universitat Pompeu Fabra Barcelona, Spain. https://www.superarladislexia.org/pdf/2013-Luz%20Rello-Dyswebxia%20demo-assets.pdf
Fédération Française des Dys. (2020). Ecriture inclusive et dyslexie. https://www.ffdys.com/actualites/ecriture-inclusive-et-dyslexie-lavis-de-la-ffdys.htm
Ortho&co. (2020). Non, les polices ‘dys’ n’aident pas les dyslexiques !. http://www.ortho-n-co.fr/2020/02/recherche-non-les-polices-dys-naident-pas-les-dyslexiques/, consulté en mars 2021
The Reading Well. Dyslexia fonts and style guide. https://www.dyslexia-reading-well.com/dyslexia-font.html
Unger, G. (2015). Pendant la lecture. Paris: éditions B42.
De nouvelles formes typographiques pour s’affranchir de la binarité de genre par l’écriture. Étude de cas.
05/02/22 - 21:41 camillecirclude Non classé
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Préambule
Dans le cadre de son mémoire de DNSEP Design Graphique (à paraître), Sophie Vela choisit de s’intéresser à l’écriture inclusive, au mouvement de la typographie inclusive et à leur lisibilité pour les personnes ayant des difficultés de lecture. Au cœur de cette recherche, quelques caractères typographiques sont présentés et repris dans cet article.
Résumé
Parmi les nombreux caractères développés ces dernières années, trois d’entre eux ont particulièrement retenu mon attention, chacun pour une raison particulière. Ce sont sur ces trois fontes que je vais m’attarder, comme une entrée dans ma recherche, la contextualisant. Eugénie Bidaut, Clara Sambot et Louis Garrido, les dessinateur·ices de ces trois caractères, sont des membres actif·ves de la collective Bye Bye Binary, et tous·tes jeunes diplômé·es d’écoles d’art et design graphique.
1. Adelphe (2021-2022)
L’Adelphe est une fonte complète, aux multiples formes et déclinaisons, pouvant s’adapter aux besoins de tous·tes. La volonté de sa créatrice, Eugénie Bidaut, était de proposer un caractère qui puisse être utilisé dans des corps de textes importants, voire pour la composition de livres, le tout avec un gris typographique homogène. Parce que si les propositions typographiques sont nombreuses, rares sont celles qui sont adaptées à la rédaction de textes longs.
Le caractère se décline en trois graisses de garaldes (auxquelles seront prochainement ajoutées gras et italiques) : Germinal, Floréal et Fructidor. Ces trois noms, issus du calendrier révolutionnaire, font référence à une éclosion (ces noms correspondent respectivement aux périodes de développement de la sève, d’épanouissement des fleurs, et des fruits mûrs). Ce choix de terminologies, tout comme le nom du caractère, tiré du grec, est un pied de nez aux réactions conservatrices contre l’écriture inclusive. Le terme épicène « adelphe » est également beaucoup utilisé dans les milieux queers et féministes pour désigner sa famille de cœur et pour éviter d’utiliser les mots genrés « sœur » et/ou « frère ». Par ailleurs, un remplacement que Léa Murat n’hésite pas à rendre automatique dans sa fonte Subversifve.
Les trois formes de l’Adelphe sont prévues pour des usages distincts.
Le Germinal se compose d’un point médian et de ligatures inclusives, pour une utilisation « classique » de l’écriture inclusive avec point médian. Les caractères ont été travaillés avec précision pour un gris typographique optimal, avec notamment un point médian d’une hauteur différente selon qu’il est placé dans un mot en bas-de-casses ou en capitales, mais aussi des approches adaptées à un texte composé de nombreuses ligatures.
Le Floréal va plus loin, proposant une nouvelle forme de ponctuation, qui n’interrompt plus les mots, ni ne sépare le féminin du masculin. Ici, les deux formes de genre sont condensées, et des signes diacritiques souscrits y sont ajoutés, placés sous les lettres pour signifier le début de la terminaison masculine et le début de la féminine (pour insister sur les deux marques de genre, et non seulement sur le féminin).
La Fructidor est la graisse la moins binaire du caractère, utilisant un nouveau glyphe neutre pouvant se substituer à toute terminaison. Cette sorte de E renversé et dessiné en un trait est une nouvelle référence aux origines de la calligraphie et de l’imprimerie. Inspirée par les planches calligraphiques de Claude Mediavilla et par l’épigraphie des premiers caractères d’imprimerie comme des inscriptions lapidaires gallo-romaines, Eugénie Bidaut fait à nouveau référence à l’histoire de l’écriture pour s’inscrire dans une recherche typographique contemporaine.

Source: Eugénie Bidaut, Adelphe, 2021. Extraits de Orlando, Virginia Woolf, 1928.
La particularité de l’Adelphe est la façon dont i·el est programmé·e. Membre du QUNI, sa dessinatrice a ainsi créé des fonctions de substitution, soit le remplacement automatique d’un caractère par un autre. Par exemple, étudiant..e devient automatiquement étudiant•e, sans la complexité du raccourci clavier à 4 touches. Le point médian est ensuite substitué aux glyphes inclusifs.
Cette proposition typographique est pertinente pour la diversité de ses graisses et sa facilité d’utilisation. On peut simplement l’imaginer en usage dans divers documents, permettant à chacun·e d’utiliser la déclinaison qui lui semble la plus appropriée.
2.Cirrus Cumulus (2020)

Source: exemple de composition typographique pour la contraction des mots « elle » et « eux » avec le Cirrus Cumulus de Clara Sambot
Le Cirrus Cumulus, dessiné par Clara Sambot, a pour référence les schémas scientifiques et la volonté de pouvoir dessiner des schémas avec une fonte, de façon modulaire. Ce caractère fonctionne donc avec plusieurs « modules » de ligatures, qui viennent remplacer le point médian ou tout autre signe utilisé pour séparer les terminaisons féminines et masculines. Cette fonte m’a interpellée pour les possibilités qu’elle offre non pas de séparer les lettres mais bien de les relier, de créer du lien entre féminin et masculin. Cela crée une fluidité, un enchaînement sans rupture entre les différents signes typographiques. Cela permet aussi plus de libertés, comme celle de choisir de mettre une distance entre le féminin et le masculin, distance plus ou moins grande selon le nombre de signes modulaires dactylographiés.
L’autre particularité de ce caractère est qu’il n’est composé d’aucune courbe, contrairement aux dessins typographiques plus habituels. Cherchant à briser les angles, en simplifiant le trait au maximum, il prend sa base sur des pixels et, en informatique, un cercle est un ensemble de pixels carrés, et non de courbes. Cette construction renvoie aux caractères utilisés sur les premiers moniteurs et composés en bitmap à partir de matrices composées de peu de points, tel que le VG5000 de Phillips (1986). Cet ordinateur a d’ailleurs inspiré à Justin Bihan et Chloé Bernhardt, pour leur projet de diplôme, la police du même nom, cette fois en lui ajoutant des courbes, et un échantillon de glyphes inclusifs.
En plus des nombreux caractères de liaison, la fonte se compose de quelques glyphes inclusifs (10) tels que i·e ou é·e. Libre donc à chacun·e de s’en emparer de la façon de son choix.
Enfin, le Cirrus Cumulus m’interpelle pour ses formes géométriques qui font écho aux normographes, ces objets utilisés pour l’apprentissage de l’écriture. On peut facilement se projeter dans des outils permettant aux enfants en apprentissage de moduler les mots avec les différentes ligatures, et ainsi de s’approprier cette forme d’écriture, et de comprendre l’enjeu de lier les marques de genre dans un même mot. L’objet normographe est d’ailleurs au cœur du travail d’Eloïsa Perez sur l’apprentissage de l’écriture aux enfants, et des « NONO-normographes » ont été créés par la collective Bye Bye Binary pour d’autres caractères lors d’un workshop à la Maison Populaire de Montreuil en juillet 2021.

Sources : à gauche, Eloïsa Perez, Du geste à l’idée: formes de l’écriture à l’école primaire, 2013-2015, ANRT ;
à droite, Eugénie Bidaut, NONO-normographe pour l’Adelphe, 2021
À travers le Cirrus Cumulus, de même que pour l’Adelphe, la dessinatrice se réapproprie un langage qu’on imagine réservé à une élite, celui de la science et des mathématiques, tout en créant des caractères porteurs d’éléments pouvant simplifier leur apprentissage.
3.Not Comic Sans (2021-2022)
La dernière fonte qui a retenue mon attention se réapproprie cette fois un caractère plus « populaire », souvent moqué dans le milieu du graphisme, ayant pourtant un rôle important : la Comic Sans MS. Dessiné par le typographe Vincent Connare en 1995, ce caractère est aujourd’hui souvent considéré comme un running gag, une fonte que personne n’utilise de façon sérieuse car trop fantaisiste, une blague privée entre graphistes. Louis Garrido a fait le pari de rendre sérieuse la Comic, en dessinant le caractère Not Comic. Le dessin original avait été conçu sans prendre en compte les règles typographiques habituelles, à la marge des attentes techniques. Son dessin manuel est fait de courbes asymétriques, de boucles de tailles différentes, de montantes et descendantes inégales. Avec la Not Comic, le graphiste décide de redresser les courbes, de rééquilibrer les lignes.
Ce projet, initialement porté par Harrisson puis repris par Olivier Bertrand, a été confié à Louis Garrido, qui a accepté de s’en emparer à l’unique condition qu’il puisse y ajouter des glyphes inclusifs.
Si le caractère tend vers quelque chose de plus rigide que son corps de base, les glyphes inclusifs, eux, sont plus « détendus ». Ils se bousculent de façon festive, en contraste avec les autres signes typographiques, mais aussi avec le nom de cette nouvelle fonte peu comique. Dessinées sur un logiciel libre, ces ligatures se libèrent des normes que l’on tente d’ajouter à un caractère justement hors-norme. Elles se rapprochent, sont sujettes à la gravité, suggèrent des mouvements.

Source: exemple de composition typographique avec le Not Comic Sans.
S’il m’a semblé essentiel de m’attarder sur ce projet, c’est parce qu’il apporte presque une réponse concrète à la question centrale de ma recherche : ajouter des glyphes inclusifs à un caractère destiné à faciliter la lecture, créé en premier lieu pour les enfants et aujourd’hui majoritairement utilisé par les instituteur·ices pour l’apprentissage de la lecture.
Cette fonte brise les normes de ces dessins censés aider à lire, réduire les difficultés, s’adapter aux personnes dys, et fait le lien entre caractères inclusifs et caractères accessibles, que j’étudierai plus précisément dans un prochain article.
Conclusion
Ces caractères typographiques ne sont qu’un échantillon des différentes propositions associées au mouvement de la Typographie Inclusive. Si la langue française est une langue vivante, pourquoi son écriture n’en serait-elle pas de même? Pour permettre à chacun·e de se sentir concerné·e lors de ses lectures, il est primordial de s’affranchir des normes construites jusqu’ici, d’en créer de nouvelles à l’image de nos identités fluides.
Les trois caractères présentés ici font partie d’un inventaire plus vaste des pratiques typographiques post-binaires à paraître sur ce site dans le courant du premier trimestre 2022. Cet inventaire permettra de rendre compte de l’ampleur du mouvement et des recherches typographiques en cours.
Le Cirrus Cumulus est en téléchargement libre sur la fonderie Velvetyne. L’Adelphe et le Not Comic seront bientôt disponible sur la typothèque de Bye Bye Binary, actuellement en cours de construction.