La typographie inclusive, non-binaire, post-binaire peut-elle être considérée comme une forme d’art ?
18/09/22 - 18:38 camillecirclude Non classé
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« Je comprends mieux votre projet, c’est un projet artistique,
une vue de l’esprit, il ne pourra jamais être implémenté. »

Source : Furter, L ; Salabert Triby, L., Patard, J. Agité·e, Exposition Subversif·ves, graphisme, genre & pouvoir, Mudac (Lausanne), 2021.
Voici une intervention qui a pu m’être faite à la suite d’une conférence, lors d’un moment d’échange avec le public, où je présentais les travaux sur la typographie inclusive, non-binaire, post-binaire. Situer ces travaux dans le champ artistique permettait à cette personne d’être rassurée quant à la possibilité que ces expérimentations deviennent un jour généralisées au point qu’il doive lui-même en faire usage. Placer ces travaux dans le champ artistique permettait une mise à distance rassurante pour lui.
À certains égards, je ne peux pas lui donner tort quand il évoque une « vue de l’esprit ». En effet, depuis les débuts des recherches dans ce domaine, la collective Bye Bye Binary prône la création de « nouveaux imaginaires ». Les recherches étaient si inexistantes que tout était à créer, inventer. À travers ces expérimentations typographiques, il s’agit avant tout d’un espace de représentation, et donc d’expression, pour des personnes (non-binaire, agenre, genderfluid, intersexe, …) ne se reconnaissant pas dans la binarité du régime de la différence sexuelle.
Des formes, comme le caractère Chaîne, recherche une esthétique proche de l’illisibilité, un aspect cryptique à décoder qui permet une reconnaissance par les initié·es. Ce caractère devient un signe de reconnaissance, un marqueur culturel, que seul·es les pair·es sont à même de reconnaître. Il s’agit aussi de multiplier les expériences afin de ne pas assigner de nouvelles normes et d’accueillir toutes les expérimentations y compris les plus complexes.

Source : Conant L., Chaîne, 2020.
Ces expérimentations typographiques produisent de la beauté, des formes de représentations de la réalité, des créations formelles, une expérience esthétique propre et un choc esthétique. En cela, elles peuvent être considérées comme de l’art si on s’en tient à la définition de l’art en vogue dans les années 70’ (Tatarkiewicz 1971). L’aspect pionnier des ces recherches permettent également de les classer dans le domaine artistique, c’est toute l’histoire des avant-gardes.
« (…) l’esthétique de la priorité l’emporte sur celle de la perfection, et la valeur de position historique, sur la valeur artistique absolue. »
(Klein, 1970, p. 19 in Moulin, 1986).
Par ailleurs, les dessinateur·ices de caractères typographiques poursuivent leur formation dans des écoles d’art, où les disciplines d’arts appliqués (design graphique, communication visuelle, typographie, …) côtoient les pratiques artistiques (dessin, peinture, sculpture, …), ce qui vient légitimer l’idée que la typographie est une forme d’art.

Source : Bartolini, T. & Circlude, C. Le génie isolé n’existe pas, Festival Extra!, Centre Pompidou (Paris). 2022.
En 2020, la Tribune de Genève définit le travail de Tristan Bartolini comme « la première typographie inclusive » et opère, par la même occasion, une distorsion historique puisqu’il ne s’agit en rien de la première. Comme l’indique Bye Bye Binary dans son communiqué de presse, « La typographie inclusive, un mouvement ! », ces recherches en typographie sont le fruit d’une action collective, d’un ensemble d’interactions, d’une variété d’acteurs sociaux (Becker, 1982 in Zolberg, 1990) et non le fait d’un génie isolé. Les pratiques collectives simultanées sont-elles ici considérées comme œuvre d’art, et par qui ?
L’espace médiatique semble encore fort peu enclin à considérer l’art en dehors de l’expression spontanée d’un génie individuel (Zolberg, 1990). Depuis 2020, certains médias (Le magazine M du Monde, Arte, Libération) ont rectifié le tir en présentant les travaux de façon plus collective, malgré tout le public a été marqué par la découverte de ces recherches au travers d’un seul nom qui reste gravé de façon erronée comme précurseur. En 2022, la programmation de la collective Bye Bye Binary au Centre Pompidou dans le cadre du festival Extra ! permet à la collective d’inviter, Tristan Bartolini, en combo avec Camille Circlude, à boucler la boucle de cette distorsion historique. Réuni·es en binôme pour la circonstance, nous déconstruisons l’idée romantique du génie isolé en détournant ses attributs vers le collectif. La position d’institutions comme celle du musée, qui glorifie des destins individuels au détriment de trajectoires collectives, est aussi questionnée dans notre proposition graphique.
Aujourd’hui, nous voyons apparaître cette forme de validation par certaines institutions culturelles qui passent commande de ces formes soit à des fins curatoriales ou à des fins communicationnelles. Ces institutions actionnent un triple effet de légitimation, à la fois celui de la légitimation des pratiques typographiques apportant la reconnaissance sociale aux dessinateur·ices, mais aussi leur propre légitimation en tant que dénicheur·ses de talents, cherchant continuellement de nouveaux artistes à promouvoir (Moulin, 1986), ainsi que la légitimation de leurs positions progressistes en faveur de l’inclusion de personnes minorisées. Il peut être à craindre une dérive de queerwashing dont il est important de se préserver, tant que faire se peut, c’est le jeu des alliances partielles.

Source : Bye Bye Binary. Festival Extra!, Centre Pompidou (Paris). 2022.
La curation

Source : Bye Bye Binary. Queer Bloc. Biennale de Design de Saint-Etienne. 2019. (photo ©La fille d’à côté).

Source : Bye Bye Binary. Exposition Masculinities, Musée Mode & Dentelle (Bruxelles). 2020.
En avril 2019 Bye Bye Binary performe un Queer Bloc, dans la ville recomposée de Stefania lors de la Biennale de Design de Saint-Etienne (FR); en juillet 2020 la collective réalise une fresque murale pour l’exposition Masculinities au Musée Mode & Dentelles de Bruxelles (BE) ; en mai 2021 la collective participe à l’exposition Subversif·ves, graphisme, genre & pouvoir au Mudac de Lausanne (CH) , ainsi qu’à The Many-Faced God·dess, à la Maison populaire de Montreuil (FR): en septembre 2021 le Centre Wallonie-Bruxelles de Paris (FR) invite la collective à exposer et à performer dans les rues du Marais ; en janvier 2022 Recyclart à Bruxelles (BE) invite la collective à investir son lieu ; en avril 2022 une rétrospective des travaux est donnée à voir à la Galerie de l’erg à Bruxelles (BE); en juin 2022 la collective participe à l’exposition Queer Rising à La Fabrique de Toulouse (FR), e.a.
En septembre 2022, les expérimentations typographiques de Bye Bye Binary entrent au Centre Pompidou par la voie du festival Extra!, le festival de la littérature vivante. Neuf affiches originales grand format sont réalisées pour l’occasion. Comme point de départ pour la création graphique : les colères qui nous animent. Cette thématique fait écho au Salon des Colères programmé dans le cadre du festival. Pour la réalisation de ces affiches, des invitations sont formulées : Marie-Mam Sai Bellier, Emilie Aurat et Tristan Bartolini rejoignent la collective pour cette exposition.
En déplaçant ces objets graphiques de la militance vers des espaces de monstration, des glissements s’opèrent à plusieurs niveaux :
- Les objets graphiques sont considérés comme des œuvres en tant que telles et plus comme des outils de l’action directe. Par exemple, les drapeaux imprimés exposés n’ont jamais été utilisés en manifestation. Ils ont été conçus directement pour l’espace d’exposition ou en vue d’être utilisés lors de performances. À l’inverse, les banderoles réalisées par Bye Bye Binary pour les manifestations du 8 mars ont d’abord été utilisées en manifestation pour ensuite trouver leur place en tant qu’objets exposés. Le glissement peut s’opérer dans les deux sens.
- Les objets graphiques ne sont plus aux mains des utilisteur·ices, mais ils se laissent regarder sans être utilisés.
- L’intention des objets graphiques est déplacée de l’aspect fonctionnel de la typographie vers un objet d’art.

Source : Bye Bye Binary. Exposition Queer Rising (Toulouse). 2022.
La commande

Source : Wallonie-Bruxelles Design Mode. 15 Years WBDM 30 Interviews. 2020. (photo © Kidnap Your Designer).
D’autres institutions culturelles souhaitent faire identité grâce à la typographie elle-même peuvent financer, si pas la commande d’un caractère complet qui demande plus de moyens, à minima celle d’un fork inclusif d’une fonte existante sous licence libre qui permet un dessin alternatif. En passant commande et offrant une rémunération (parfois symbolique), ces institutions culturelles font également office de mécènes, commanditaires, permettant de soutenir la création et la recherche.

Source : Wallonie-Bruxelles Design Mode. 15 Years WBDM 30 Interviews. 2020. (photo © Kidnap Your Designer).

Source : Bye Bye Binary. BBB BNM Lunch (Fluid, Mutantxs, Friendly). Ballet National de Marseille. 2021.
En 2020, Wallonie-Bruxelles Design Mode permet d’augmenter le travail en cours sur le BBB Baskervvol. C’est en relevant les usages dans la mise en page de leur livre anniversaire, 15 Years WBDM 30 Interviews, qu’il a été possible de passer d’une dizaine de glyphes dessinés pendant le workshop de novembre 2018 à plus de 40 glyphes. Ce relevé a également servi, e.a., à la mise en place du Queer Unicode Initiative. En septembre 2021, Bye Bye Binary anime un workshop au Ballet National de Marseille (direction (LA)HORDE) sous l’invitation d’Alice Gavin Services. En résulte un fork collectif du caractère existant Lunch en trois graisses déclinées : la Friendly, la Fluid et la Mutantxs.
En 2022, plusieurs acteur·ices culturell·es à Bruxelles se dotent de forks dont une première Google Fonts, la Poppins pour le Théâtre National Wallonie-Bruxelles. Le festival FAME, avec un fork de la Sprat, ou encore le Théâtre de La Balsamine, avec un fork de la Karrik ont commandé le dessin de typographies inclusives spécifiques pour leurs identités graphiques respectives.

Source : Bidaut, E. & Circlude, C. BBB Poppins. Théâtre National Wallonie-Bruxelles (Bruxelles). 2022.

Source : Lamouroux, Q. & Sambot, C. BBB Karrik. La Balsamine (Bruxelles). 2022. (image © Kidnap Your Designer)
Il n’est pas surprenant de voir des institutions dans le secteur du théâtre, de la danse et de la performance se positionner sur cette question puisqu’i·els travaillent directement à la représentation des corps. La typographie est une extension de l’espace symbolique de la représentation. La typographie inclusive, cette drag queer qui vous parle.
A contrario, alors que plusieurs chercheur·ses en typographie planchent sur les aspects fonctionnels pour une plus grande accessibilité au grand public, le classement de ces recherches dans le domaine « artistique » a comme effet contradictoire de les discréditer. Tel était l’objectif de l’interpellation citée précédemment : si les expérimentations typographiques sont de l’art, elles ne peuvent pas être implémentées.

Source : Bidaut, E. & Patard, J. BBB Sprat. Fame Festival (Bruxelles). 2022. (image © Kidnap Your Designer).
Alors que oui, la mise en place du Queer Unicode Initiative (QUNI) en 2021, protocole d’encodage commun dans le système Unicode, permet de coordonner les différentes expérimentations typographiques et d’en faciliter l’usage par des non-initié·es dans les logiciels de traitement de texte, de façon à rendre ces recherches plus accessibles à toust·es. En favorisant la licence libre et la mise à disposition gratuite de ces fontes via une typothèque, la collective vise aussi à diffuser largement ses recherches.
Par la matérialité de cette typothèque accessible à toust·es, la collective opère un glissement beaucoup plus tangible du champ de l’art, alors que les recherches en étaient à un stade non-fonctionnel, vers une réappropriation de ces expérimentations en tant qu’outil par un large public, en dehors des graphistes initié·es. Nous pouvons y voir des allers-retours entre culture basse (les premières expérimentations typographiques des fanzines militants, Abbou, 2011) vers la culture haute (commande de musées, expositions, mécénat) et à nouveau un retour vers la culture basse (grâce aux outils de diffusion et la prolifération des pratiques); ce qui correspond à la démocratisation culturelle chez Bourdieu, l’art de haute culture pour toust·es.

Source : Maubouss M., pronoms non-binaires sur marbre, typographie DINdong Sambot C. Galerie de l’erg (Bruxelles). 2022.
La mise à disposition de ces typographies en licence libre inspire des œuvres gravées dans le marbre à Maxime Maubouss, qui expose et vend ses pièces dans une économie plus classique sur le marché de l’art, en leur attribuant un prix et en les exposant. La matérialité du marbre comme support légitime-il davantage la typographie comme œuvre d’art ? Peut-on considérer la typographie comme œuvre elle-même ? Læ dessinateur·ice de caractères est-i·el moins ou plus l’auteur·ice / artiste que læ tailleur·se de pierre ?
Que les expérimentations typographiques soient vues comme artistiques et/ou fonctionnelles, elles sont toutes les deux valorisées et légitimes, la collective Bye Bye Binary ayant fait le choix du non-choix pour permettre à toust·es d’exister.
Si nous sommes en accord avec le postulat que certaines formes d’art peuvent être l’expression d’un contre pouvoir, reste alors à trancher la question de savoir si un outil émancipateur dans les mains de toust·es n’est pas une certaine forme d’art ?

Source : Maubouss M., typographie inclusive sur marbre, typographie Homoneta, Lamouroux Q., Galerie de l’erg (Bruxelles). 2022.
Bibliographie
Abbou, J. (2011). L’antisexisme linguistique dans les brochures libertaires. Pratiques d’écriture et métadiscours. Thèse de doctorat en Sciences du Langage, Université d’Aix-Marseille.
Abbou, J. (2013). Pratiques graphiques du genre, Langues et cité, Numéro 24.
Bourdieu, P. (1991). Le champ littéraire, Actes de la recherche en sciences sociales, vol.89, n°1, p.19.
Dumont, F., Sofio, S. (2007). Esquisse d’une épistémologie de la théorisation féministe en art. Cahiers du genre, 43(2), 17-43.
Haraway, D. (1988). Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective. Feminist Studies.
Moulin, R. (1986). Le marché et le musée. La constitution des valeurs artistiques contemporaines. Revue française de sociologie, XXVII, 369-395.
Nochlin, L. (1971). Why have there been no great women artists [Archives]. France: Artenews.
Nochlin, L. (1993). Femmes, art et pouvoir: et autres essais. France: Editions Jacqueline Chambon.
Tatarkiewicz, W. (1971). What is Art ? Problem of Definition Today, British Journal of Aesthetics, 11 (2):134.
Zolberg, V. (1990). Are artists born or made? In Constructing a Sociology of the Arts (Contemporary Sociology, pp. 107-135). Cambridge: Cambridge University Press. doi:10.1017/CBO9780511557712.006
La typographie comme technologie du post-binarisme politique.
01/06/21 - 09:06 camillecirclude Non classé
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Commentaires fermés sur La typographie comme technologie du post-binarisme politique.
« La politique cyborg lutte pour le langage, elle lutte contre la communication parfaite, contre ce code unique qui traduit parfaitement chaque signification, dogme central du phallogocentrisme. »
(Haraway, Manifeste Cyborg)
Préambule
Actif·ve dans le champ de la typographie au sein de la collective Bye Bye Binary, ce texte s’ancre dans ma pratique typographique de graphiste; ainsi que dans celle de transmission au sein de l’erg (École de Recherche Graphique, Bruxelles). En affirmant mon positionnement (Harding 1987, Haraway, 1988), je situe ce savoir favorisant ainsi un retour réflexif sur le terrain de la typographie. En effet, les épistémologies féministes tendent à rendre visible les connexions entre le·a chercheur·se et le terrain d’enquête plutôt que de tendre à une prétendue neutralité du discours.
Résumé
Dans la lignée du lesbianisme politique de Rich et Wittig de la seconde vague du féminisme des années 60-70, ce texte de problématisation a pour objectif de proposer le concept du non-binarisme politique ou encore du post-binarisme politique comme actualisation contemporaine, offrant une porte de sortie au régime de la différence sexuelle, prenant comme ressort la typographie en tant que technologie émancipatrice.
1. Du lesbianisme au post-binarisme politique
Alors que Wittig prononce cette phrase « les lesbiennes ne sont pas des femmes » (Wittig, 1980), elle permet à toute personne s’identifiant comme lesbienne de sortir des normes de l’hétéropatriarcat et déconstruire le mythe de « la-femme ». Les lesbiennes ne sont pas des femmes, car elles ne répondent pas aux injonctions hétéronormées de la société (« le contrat hétérosexuel »), elles refusent l’hétérosexualité, faisant de ce refus une stratégie de résistance au patriarcat. Par là-même, Wittig autorise toute personne à s’identifier comme lesbienne, peu importe ses pratiques sexuelles. Nous pourrions presque reprendre à Descartes, non sans manquer d’humour, un « Je suis lesbienne, donc je suis ». Le lesbianisme est donc vu par Wittig comme une porte de sortie à ce que Butler appellera plus tard la « matrice hétérosexuelle » (Butler, 2003, p.91). La pensée radicale et révolutionnaire de Wittig reste cependant calquée sur le régime binaire de la différence sexuelle. Quarante ans plus tard, Preciado ajoute « l’homosexualité [ici par extension, le lesbianisme] et l’hétérosexualité n’existent pas en dehors d’une taxonomie binaire et hiérarchique qui a pour objet de préserver la domination du pater familias sur la reproduction de la vie » (Preciado, 2019, p.27).
2. Non-binarisme / post-binarisme
Alors que Rubin rêvait en 1984 d’une société androgyne et sans genre(Rubin, 1984, p.76), un sondage réalisé en 2019 pour l’Obs indique que 14 % des 18-44 ans se considèrent comme « non-binaires » revendiquant une identité de genre qui ne soit ni homme ni femme. En 2020, le sondage IFOP réalisé pour Marianne révèle quant à lui que 22% des 18-30 ans sondés ne se reconnaissent pas dans les deux catégories de genre « homme/femme ». Ces premiers chiffres, en progression sensible, offrent enfin un espace de représentation pour les personnes invisibilisées auparavant dans les données. Les statistiques n’offrant, jusqu’ici, que peu de possibilités de sortir du système binaire de la différence sexuelle.
Si l’on met en relation ces chiffres avec le pourcentage estimé de personnes intersexes (1,7%) ou encore avec la difficulté de réunir des données chiffrées pour les personnes trans*, ces dernières ne pouvant pas seulement être comptabilisées par un parcours de réassignation sexuelle (en effet il serait réducteur et discriminant de définir une personne trans* par son seul souhait de parcours médical, lieu de récolte de chiffres statistiques) ; nous pouvons supposer que derrière ces 22% de sondés des 18-30 ans sont regroupées des personnes qui se définissent peut-être comme intersexe, mais aussi non-binaire, a-genre, genderfluid, genderfucker, …
Pour une partie d’entre elles, ce qui est mon cas, il s’agit également d’affirmer une identité qui permet de contester le système binaire dans lequel nous avons été assigné, et ce même si son expression de genre ne correspond pas aux exigences du passing (le genre par lequel nous sommes perçus par les autres). En cela, il s’agit d’un positionnement politique. En me définissant comme personne non-binaire, tout en étant socialisée comme « femme » (pour l’instant), j’affirme ma contestation à mon assignation binaire de naissance. Je proclame ainsi mon droit à l’auto définition. Il s’agit d’une position politique d’énonciation de soi.
Tout comme les personnes genderfluid ou genderfucker, les personnes non-binaires offrent de nouvelles narrations qui vont au-delà de la binarité de genre, qu’on pourrait aussi appeler post-binaires dans le sens où elles désignent l’inconnu situé au-delà de cette binarité. Grâce à la grande diversité des identités queer, le post-binarisme politique dépasse le concept de « mêmeté ». Collin déconstruit le terme « sororité », ce « collectif qui l’emporterait sur l’affirmation singulière dans une perspective formellement égalitaire » (Collin, 1983). Cette tendance à gommer les différences pour ne conserver que la différence de genre, nous pouvons la retrouver chez les féministes de la deuxième vague des années 70, en particulier au MLF. Dissidentes, les lesbiennes radicales, dont nous° sommes les héritièr·es, ouvrent une brèche pour penser en dehors du cadre binaire.
Alors que le non-binarisme ne peut se définir que par le précept même de binarité, le post-binarisme indique qu’un dépassement de ce concept est possible grâce au préfixe post (du latin, « après »). Le post-binarisme politique ouvre la voie à une nouvelle épistémologie à inventer en dehors de tout système binaire. Il s’agit d’un état de transit vers un ailleurs que seule la science-fiction est à même de nous proposer pour le moment. Haraway nous offre par exemple l’histoire des Camille, enfant·es non-binaires du Compost dans Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene.

Source : Texte : Haraway, D. / Graphisme : Circlude, C. / Fonte : Bye Bye Binary, Baskervvol, 2018-2021.
3. Révolution typographique
La question de savoir si des actions collectives concertées peuvent traduire des résistances face à l’ordre binaire et au genre comme rapports sociaux de sexe se pose (Espineira, 2015). Dans un élan d’enthousiasme, j’aurais tendance à répondre par la positive à cette question, et, dans le cas qui nous occupe, à proposer la typographie comme outil de résistance, comme technologie émancipatrice, face à la masculinisation du français qui prédomine aujourd’hui et ce depuis le XVIIe siècle (Viennot, 2014) prônant le masculin comme neutre et universel. Ce masculin neutre, Wittig l’appelle le « général » (Wittig, 1980).
« Il faut donc détruire le genre totalement. Cette entreprise a tous les moyens de s’accomplir à travers l’exercice même du langage ». (Wittig, 1980)
Alors que Haraway parle de « l’écriture comme technologie de libération » (Haraway, 1984/2007), Butler nous encourage à « résister aux stratégies épistémologiques qui reconduisent des logiques coloniales » (Butler, 2003, p.92). En effet, l’histoire de la typographie, nous enseigne comment la question de l’écriture a toujours été intimement liée à l’exercice d’un pouvoir central, imposée aux subordonnés. L’imposition de la minuscule Caroline au temps de Charlemagne, le Romain du roi commissionné par Louis XIV ou encore l’usage de la Fraktur (gothique allemande) au début du Troisième Reich comptent parmi les exemples les plus marquants.
La langue française est particulièrement genrée, reposant sur des accords au masculin ou au féminin. La marque du genre dans le langage a la même fonction d’assignation binaire que la déclaration de sexe à l’état civil (Wittig, 1980) et sa présence sur nos cartes d’identité. L’écriture inclusive, faisant usage du doublet ou du point médian, affirme la binarité de genre de la langue française. L’usage typographique du point médian, des tirets, des parenthèses, des slashs ne permet pas de dépasser cette binarité. La typographie dite inclusive, non-binaire ou post-binaire, grâce au dessin de caractères, cherche davantage à rassembler les formes par des ligatures, des éléments de liaisons ou de symbioses pour permettre à des identités non-binaires, genderfluid, genderfucker d’être incluses dans cet espace de représentations qu’est la langue ou tout du moins de faire co-exister des formes masculines et féminines sans pour autant les séparer par des marqueurs typographiques de séparation, par exemple en faisant usage de formes binaires contractées, amalgamées, en indice ou exposant.

Source : Sambot, C. , DINdong, 2020.
En travaillant à redessiner des glyphes, les dessinateur·ices de caractères ne font rien d’autre que « d’analyser dans son contexte la manière dont opère toute opposition binaire, renversant et déplaçant sa construction hiérarchique au lieu de l’accepter comme réelle, comme allant de soi ou comme étant dans la nature des choses » (Scott, 1988 p. 139).
D’autres initiatives, qui ne seront pas développées ici, existent pour permettre de dépasser la binarité de la langue française, comme la création d’une grammaire neutre (Alpheratz, 2018), le recours à toute la gamme des pronoms personnels (Minh-Ha, 1986, p.27) ou encore des expérimentations langagière en littérature de science-fiction (Pacotte, 2017), e.a.

Source : Le Ferec M., Payen M., Josafronde, 2020.
Si les outils du maître ne peuvent détruire la maison du maître (Lorde, 2017), les nouvelles formes typographiques, dites « inclusives », non-binaires, post-binaires, apparues entre 2017 et 2021 permettent à minima d’ouvrir les imaginaires et réinventer les outils typographiques, dans le contexte du débat autour de l’écriture inclusive, en proposant des alternatives non-binaires au point médian et au doublet. Depuis la récente médiatisation des travaux de Tristan Bartolini et de la collective Bye Bye Binary, la typographie apparaît comme un lieu où se joue une révolution qui s’immisce dans les usages de l’écriture par contamination ou pollinisation.

Source : Bartolini T., L’Inclusifve, 2020.
4. Habiter l’hybridation des formes.
Pour travailler le caractère inclusif de sa proposition typographique, chaque dessinateur·ice de caractères expérimente des pistes graphiques tantôt inspirées des usages (@ en espagnol pour une utilisation combinée du o et a, le retournement du (ә) en italien), des milieux militants (l’usage du E en capitale pour appuyer la présence de la forme féminisée — les employéEs ; l’usage du X, graphie régulièrement utilisée dans les milieux transféministes visant à inclure toutes les femmes — womxn, touxtes) ou encore du Moyen-Âge (lettrines imbriquées, abréviations, ligatures). Ces différentes expérimentations confèrent à la typographie dite « inclusive » son caractère insaisissable, viral, contaminant, multiple. Nous pourrions reprendre les mots de Collin qui propose une « égalité dans la différence qui permet aux différences dans l’égalité de subsister » (Collin, 2002).

Source : Laurent, N., Discours sur l’Histoire universelle révisée, composition typographique, 2018.
Les expérimentations typographiques ne proposent pas un design de solution applicable immédiatement, mais bien la possibilité de penser de nouveaux imaginaires post-binaires, des narrations spéculatives (fabulations en anglais, Haraway, 2017), ou encore des « fictions vivantes qui permettent de résister à la norme » (Preciado, 2019, p.97).
« Sur base d’une réalité technique (…) nous construisons une fiction, une narration, un imaginaire collectif qui font lien entre des pratiques et des expériences. Sur ces liens, cette narration, s’accrochent, s’attachent des activistes, des artistes, des théoricien-nes. Mais, si l’imaginaire, l’histoire à raconter, la fiction en place est la raison-même de la présence de ces groupes et individus, la réalisation du projet technique doit se faire, doit être aussi un but tout aussi réel, sous peine de perdre les différents-es acteurs et actrices de l’histoire. Paradoxalement la fiction collective est une garantie de réalisation. » (Rassel, 2007)

Source : Lamouroux, Q. , Homoneta, 2020 [erg].
De nombreux·ses acteur·ices de la typographie proposent aujourd’hui une variété fort réjouissante de propositions diverses et variées qu’il convient d’accueillir. En nous incitant à « habiter le trouble », Haraway nous permet de faire le choix de l’hybridation (ici, des formes typographiques) pour sortir de la binarité. En ne faisant pas de choix, mais en utilisant tantôt une forme, tantôt une autre et en multipliant les usages, nous faisons ce choix du non-choix pour permettre à toust·es d’exister. Seul le temps qui passe, et non une décision arbitraire imposée par un pouvoir central, conservera l’une ou l’autre piste en tentant d’en faire une solution momentanée, jusqu’à la prochaine révolution typographique.
Ces usages hybrides permettent également de répondre à la critique faite à l’écriture inclusive (épicène ou doublet) de dépolitiser le langage en appliquant des formes inclusives de façon systématique, normalisée, reproduisant elle-même une prétention à l’universalité et l’invisibilisation des oppressions et dominations (ex : colonisateurs et colonisatrices). En effet, le risque d’un retour à un sujet-maître est présent en gommant les différences ontologiquement ; alors que le risque de l’oubli des structures de domination est présent en gommant les différences politiquement (Collin, 2001).
Dans Homo Inc.orporated : Le triangle et la licorne qui pète, Bourcier propose dans son introduction une « petite grammaire du français queer et transféministe » (Bourcier, 2017) qui autorise la cohabitation de plusieurs systèmes d’écriture en fonction de la position d’énonciation politique , afin de ne pas invisibiliser les marques de l’hégémonie de la différence sexuelles. En effet, en fonction du contexte et du lieu d’énonciation, des choix d’écriture peuvent être opérés réaffirmant que la langue est bien politique.
La forme du E en capitale imbriquée dans les suffixes en bas-de-casse, par exemple dans le VG5000 ou le JonquinabcRT, montre qu’il est aussi possible de visibiliser la forme féminine dans ces expériences typographiques. Le dessin de caractères permet également d’affirmer des choix politiques, par exemple le choix des positions en indice ou exposant des formes masculines ou féminines.

Source : Ajout de glyphes Guesse, E., Harding, M. et Maréchal, A., JonquinabcRT de Sarah Kremer et officeabc, 2018.
5. Prolifération, contamination, irrigation souterraine, pollinisation
« Reste la stratégie du copyleft: capter les savoirs (y compris les plus pointus en matière de sciences biomédicales contemporaines), devenir les experts alternatifs de nos propres corps, généraliser la contrebande chimique, technologique, ouvrir des espaces de production clandestins, créer des identités en utilisation libre, élaborer, partager d’autres modalités de matérialisation, d’incorporation et lutter pour elles, ensemble. » (Dorlin, 2011)
Cette citation de Dorlin lue sous le prisme des expérimentations typographiques, en tant que « savoir pointu », résonne particulièrement car la question de la licence de diffusion des caractères est au cœur des préoccupations des dessinateur·ices de caractères — expert·es et chirurgienn·es opérant la langue du binarisme de genre.
« Je veux être opéré du binarisme de genre. » (Preciado, 2018)
En effet les polices de caractères comportant des glyphes inclusifs, disponible en licence libre (VG5000, Cirrus Cumulus, Baskervvol) ou sous licence propriétaire (JonquinabcRT) sont diffusées au fil du temps par des graphistes et/ou éditeur·ices engagé·es qui ont font utilisation dans des objets graphiques (livre, site, fanzine, etc.). Ces usages rendus visibles en suscitent d’autres et se multiplient.
La diffusion en licence libre offre la possibilité à d’autres dessinateur·ices de prendre la suite du travail entamé par l’ajout de glyphes à une même police ou par des reprises (revivals).

Source : Bernhardt, C. et Bihan, J., VG5000, 2018 – LS-VG5000, 2021 / Le Garrec, E., VG5001, 2019.
Le VG5000 publié initialement sur la plateforme Velvetyne Type Foundry (2018) avec seulement 8 caractères inclusifs au départ existe aujourd’hui sous 3 formes différentes, avec des positionnements politiques différents. La première version (Chloé Bernhardt et Justin Bihan, 2018) comprenait des E capitales à l’intérieur des suffixes en bas-de-casses, affirmant la forme féminine à la manière militante. Pour la seconde version, le choix est fait d’abandonner la combinaison de lettres supérieures et inférieures qui se justifie par la volonté de ne pas inférioriser la forme du féminin sous celle du masculin et plutôt de les agglomérer avec des ligatures (Enzo Le Garrec, 2019). La troisième version (Justin Bihan, 2021) inclut cette fois un large set de glyphes inclusifs (36 bas-de-casses, 36 capitales) reprenant le principe de lettres supérieures et inférieures (indices et exposants). Cette forme graphique dédoublée, convoque l’usage du doublet (Viennot, 2014), en incluant le féminin dans une forme binaire qui ne donne pas d’espace de représentation possible à d’autres genres.
« Chaque fois que tu as le courage de faire ce qu’il te convient de faire, ta liberté me contamine. Chaque fois que j’ai le courage de dire ce que j’ai à dire, ma liberté te contamine. » (Despentes, 2020)
La diffusion des polices en licence libre est caractéristique de la contamination qui s’opère et des possibilités de création collective. La licence libre permet aussi une diffusion, un accès au plus grand nombre en dehors de la logique propriétaire. Sous peu, cette accessibilité permettra également, à des utilisateur·ices de traitement de texte d’utiliser ces caractères (qui sont à l’heure actuelle contenus à l’usage des graphistes et professionnels, tant l’accès aux glyphes peut s’avérer fastidieux).
Les usages typographiques se répandent par contamination, dans le sens entendu par Collin, (à la suite des travaux de Foucault, Derrida et Deleuze, utilisant le terme prolifération) comme « une modalité de la révolution qui ne se définit pas en éradication radicale du donné à laquelle se substituerait un autre donné, mais comme le transit par une irrigation souterraine, des éclats et des avancées ponctuelles qui sont toujours à repenser et à rectifier : un dispositif de contamination plus que d’affrontement ». (Collin, 2010).
La coexistence et la multiplicité des formes typographiques en circulation entre en résonance avec le « principe de multiplicité » propre au concept de rhizome de la French Theory (Deleuze & Guattari, 1980) dont la formation d’un système global rhizomique n’est en aucun cas dépendant d’une unité générale régi par un élément dominant. La multiplicité permet une prolifération autonome et décentralisée, en évolution permanente et de façon horizontale, sans hiérarchie pyramidale.
Alors que l’historiographie épistémologique nous fait passer par les termes rhizome, prolifération, contamination, irrigation souterraine, Laurence Rassel (École de Recherche Graphique) introduit le terme de pollinisation (Rassel, 2007). Cyberféministe et fervente utilisatrice des licences et logiciels libres, elle les considère comme un moyen de reconfiguration / redistribution des rôles et des pratiques. En effet, une fois la matrice des fonctionnements sociaux mise à jour (tout comme on rentre dans le code d’un logiciel pour en comprendre le fonctionnement), la possibilité de se situer par rapport à cette matrice est offerte à chaque personne. Il n’est plus possible de nier les systèmes de dominations alors dévoilés.
Rassel passe du terme contamination — précisant « contamination involontaire mais aussi contamination volontaire dans des termes de transmission, de généalogie, inscrits dans une histoire politique et culturelle » — au terme pollinisation.
« (…) Nous cultivons aussi ce champ, y apportons outils, graines de savoir, oui mais toujours utilisable par tous-tes du fait des licences libres sur les contenus (les fruits) et les outils, et puis tout comme la pollinisation, les graines se dispersent et peut-être germent ailleurs, par le web, la toile, parfois nous pouvons suivre leurs traces, parfois pas ». (Rassel, 2007)
Cette dissémination des nouvelles formes typographiques relèvent d’une urgence et d’une nécessité existentielles, dans la mesure où elles offrent de rendre visible des existences post-binaires dans l’espace partagé de la langue, alors même que l’Académie française se crispe et que le ministre de l’éducation nationale en France interdit officiellement par circulaire l’utilisation du point médian. Que la contamination ait lieu par le sol, par irrigation souterraine, ou par les airs, par pollinisation, elle s’opère. Insaisissable. Inarrêtable.
Adopter le post-binarisme politique c’est voir plus loin, au-delà des micro-débats médiatiques, c’est concevoir un espace-temps qui ne serait plus défini par la binarité, un au-delà de la différence sexuelle présente dans tous les recoins de nos vies.
Bibliographie
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Bruxelles : ULB / UCL. Master Genre. https://typo-inclusive.net
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Notes
Inventaire des pratiques typographiques inclusives, non-binaires, post-binaires 2017-2021 (en cours)
01/03/21 - 23:02 camillecirclude Non classé
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Les récentes distorsions historiques que se sont permis les médias ont démontré l’importance de mener un travail historiographie concernant la typographie dite inclusive. La collective Bye Bye Binary n’a pas manqué de publier un communiqué de presse faisant état de différents travaux antérieurs appuyant le fait qu’il s’agissait bien là d’un mouvement plus large. Ce qui laisse à penser qu’il existe sans doute d’autres expériences typographiques peu ou méconnues réalisées dans cette mouvance.

Fonte : DINdong, Clara Sambot
Cette étude a pour but de recenser les expérimentations typographiques de toute ampleur ayant été réalisées, diffusées, publiées (de façon très confidentielle ou plus largement) entre janvier 2017 et décembre 2021. Les propositions typographiques peuvent être incomplètes, de la création d’un seul glyphe pour les besoins d’un visuel (affiche, flyer, fanzine,…) à un travail plus complet et exhaustif (une fonte complète, un ouvrage complet utilisant des glyphes inclusives ou non-binaires,…).
Bien qu’il soit impossible —et d’ailleurs pas spécialement souhaitable— de figer l’histoire de la typographie non-binaire de par son caractère insaisissable, viral, contaminant, cette étude vise à dresser un premier état des lieux le plus exhaustif possible, après 5 années d’expérimentations, d’une pratique qui ne va cesser de s’étendre. Il s’agit d’une tentative de visualiser le réseau tentaculaire que nous formons, lié·es les un·es aux autres. L’inventaire se concentre sur la période actuelle qui a suivi les débats autour du point médian car c’est à cette période que se sont cristallisées les premières expérimentations typographiques contemporaines.
Jusqu’à présent, une quarantaine de dessinateur·ices sont plus ou moins identifié·es grâce à leur médiatisation, leur participation aux expositions collectives ou grâce à des productions issues de workshops, c’est sans compter les projets typographiques qui en sont nés par la suite et dont nous n’avons pas (encore) connaissance. En diffusant cette pratique via des ateliers, workshops, conférences, colloques, nous pouvons penser que de nombreux travaux sont dans les tiroirs, et qu’ils ont été peu ou moins visibilisés.
Les résultats de cet inventaire donneront lieu :
- — à la publication d’un article faisant un premier état des lieux historiographiques (à paraître dans la revue LSD – Le Signe Documents #2, Cahiers du centre national du graphisme, Les Presses du Réel à l’automne 2021).
- — à une publication la plus exhaustive possible de l’inventaire dans le cadre d’un mémoire-recherche qui sera publié en 2022. (Avis aux éditeur·ices intéressé·es !)
Pour toutes questions / remarques / commentaires sur cet appel : caroline.dath@erg.be
L’appel était ouvert du 8 mars au 8 mai 2021, les résultats sont en cours d’analyse.
De la nécessité d’étudier la lisibilité des nouvelles formes typographiques non-binaires (ligatures et glyphes inclusives), les alternatives au point médian et au doublet observés dans les milieux activistes, queer et trans-pédé-bi-gouines.
16/01/21 - 15:40 Martin Non classé
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Commentaires fermés sur De la nécessité d’étudier la lisibilité des nouvelles formes typographiques non-binaires (ligatures et glyphes inclusives), les alternatives au point médian et au doublet observés dans les milieux activistes, queer et trans-pédé-bi-gouines.
Préambule
Note concernant l’utilisation de l’écriture inclusive dans ce texte :
La police de caractères Baskervvol BBB est utilisée car il s’agit d’une police augmentée de glyphes non-binaires, en guise d’alternative au point médian, développée par la collective Bye Bye Binary , qui offre de matérialiser les existences queer, trans, genderfluid, non-binaires dans l’espace commun, collectif et partagé de la langue. La Baskervvol est aussi utilisée pour toutes les occurrences où il n’est pas possible de présumer du genre de la personne.
Note concernant le vocabulaire :
Nous distinguerons tout au long de l’article, l’écriture épicène (choix de mot épicène, usage du doublet), de l’écriture inclusive (usage du point médian — · ) de la typographie inclusive ou non-binaire (usage de nouveaux caractères typographiques, principalement sous la forme de nouvelles ligatures — i·e , l·e, f·e, x·se, r·e, f·v, …).
1. Un mouvement collectif

Source : Maillet R., Pacotte C.,
Amils Agitéls, Cheapest University, 2017.
Durant le mois d’octobre 2020, les travaux sur la typographie inclusive de Tristan Bartolini, étudiant à la HEAD (Haute École d’Art et de
Design de Genève) ont fait grand écho auprès de la presse, à la suite de la remise du Prix Art Humanité 2020 de La Croix-Rouge. Tout d’abord relayé par la Tribune de Genève, l’article présentant Tristan Bartolini comme étant le « nouveau Gutenberg » et son travail comme « la première typographie inclusive » a ensuite été repris, presque tel quel, à de nombreuses reprises dans la presse (Les Inrocks, Le Figaro, Konbini, France Culture, Culture Prime, …) sans même faire l’objet de vérifications journalistiques sur cette prétendue première découverte en design graphique.
En effet, des caractères typographiques inclusifs et non-binaires, il en existe déjà depuis plusieurs années. Dès octobre 2017, la Cheapest University publie « Amils Agitéls » une collecte de textes LGBTQI+ engagés réunis par Roxanne Maillet et Clara Pacotte avec des expérimentations typographiques de Marie-Mam Sai Bellier, Guillaume Sbalchiero, Marine Stephen et Claire Barrault. En 2018, une série d’expérimentations est rendue publique à l’occasion des Puces Typo grâce à l’exposition de posters collective « On aime pas ça parce qu’on devient deux » (Campus Fonderie de l’Image, Paris, mai 2018). Dans la foulée, la collective Bye Bye Binary se met en place et organise des workshops de typographie (novembre 2018, avril 2019).

Source : Bernhardt C., Bihan J.,
On aime pas ça parce qu’on devient deux, Puces Typo, 2018. (VG5000)
Par ailleurs, certains caractères sont hébergés sur la fonderie Velvetyne, au sein des polices VG5000 de Justin Bihan (novembre 2018), ou Cirrus Cumulus de Clara Sambot (mai 2020). D’autres fontes existent sans être distribuées, comme, par exemple, la JonquinabcRT créée par Sarah Kremer et augmentée de glyphes inclusifs dessinés par Emilie Guesse, Maisie Harding et Alain Maréchal. Ces usages typographiques se disséminent au fil du temps à la lecture d’objets graphiques qui les utilisent et de designers engagé·es qui les proposent aux commanditaires de design graphique.
Cette traînée de poudre médiatique principalement et exclusivement tournée autour du travail de Tristan Bartolini a totalement occulté et invisibilisé de façon systémique les travaux de nombreux·ses chercheur·euses en typographie, entre autres de la collective Bye Bye Binary, qui n’a pas tardé à diffuser un communiqué de presse, « La typographie inclusive, un mouvement*! *féministe/queer/trans-pédé-bi-gouine » , mentionnant que la typographie inclusive était une large mobilisation et pas le fait d’un génie isolé. L’idée romantique du Génie (Nochlin, 1971 ; Dumont & Sofio, 2007), détaché du reste de l’humanité reste un mythe qui n’est pas questionné, qui fait sensation dans les médias et qui continue d’être perpétuée inlassablement. L’attrait de la découverte (l’aspect dénicheur de talent) et la glorification individuelle du génie sont deux caractéristiques de ce principe systémique que l’appareil médiatique reproduit en réalisant des distorsions historiques.

Source : Bartolini T., L’Inclusifve, 2020.
Faisant suite au communiqué de la collective Bye Bye Binary et l’intervention de Tristan Bartolini lui-même auprès de la presse pour rétablir l’historiographie et la chronologie de ces travaux, plusieurs journalistes ont corrigé leurs articles erronés. Le titre de l’article de La Tribune de Genève est passé de « Un Genevois crée la première typo inclusive » à « Un jeune Genevois crée une typo inclusive », sans pour autant faire mention des travaux antérieurs.
L’annonce tonitruante de cette « découverte » attribuée à un seul homme démontre qu’il est très difficile d’attribuer un champ de recherche à une collective mouvante. En effet, nous pouvons observer une tendance à l’auto-invisibilisation des individus de la part des collectifs féministes/queer/trans-pédé-bi-gouines au profit de démarche collective (usage de la forme collective, collaborative, anonymat,…). Cette tendance vertueuse qui a pour but de mettre au centre le travail, la pratique, la démarche plutôt que les personnes se retournent contre elles dans l’espace médiatique encore trop peu enclin à ce type d’entité multiple et pour qui la personnification du débat reste un incontournable. Cette mésaventure aura tout de même permis à Bye Bye Binary de montrer qu’une recherche peut être menée collectivement, avec des méthodes de recherche féministes (Oakley, 1981) en mettant la question des origines — ici les expériences pronominales de Monique Wittig dans Les Guérillières (elles) et l’Opoponax (on), ainsi que les travaux des pionnier·es contemporain·es (Roxanne Maillet, Clara Pacotte, Justin Bihan, Clara Sambot, etc.) — comme fondamentale pour comprendre tout mouvement intellectuel ou politique (Thébaut, 1998).
Cette médiatisation du sujet a permis de voir émerger des recherches graphiques et typographiques non-binaires jusqu’à présent restées confidentielles et s’échangeant sous le manteau uniquement parmi les chercheus engagées dans des recherches en typographie, formant un réseau dans une partie de la francophonie (Belgique, France, Suisse, Canada) permettant de rendre visible dans l’espace du langage des existantes queer, trans, genderfluid, non-binaires. Jusque-là, travaillant à l’abri des regards, en toute discrétion, leurs travaux se sont vus soudainement exposés à la critique publique. Nous pouvons observer, principalement sur les réseaux sociaux, des retours très polarisés : d’une part, un énorme engouement des personnes pratiquant déjà l’écriture inclusive, des milieux féministes, activistes s’enthousiasment des alternatives au point médian ; d’autre part, des critiques principalement émises sur le caractère illisible des polices de caractères proposées, tout comme cela fût le cas pour l’écriture inclusive. Nous noterons également les nombreuses menaces de la part d’une frange des internautes (sur le site du Figaro, e.a.) d’interrompre leurs dons à la Croix Rouge avançant que le financement de telles recherches ne peut être l’objet de l’activité de l’organisation, ne faisant pas le distinguo entre les activités de terrain et la remise d’un prix.
Parmi les critiques fréquentes, nous relèverons l’argument du caractère illisible ou complexe pour les personnes présentant des troubles de la lecture. Il s’agit là d’un argument parfois avancé par des personnes non concernées afin de clore un débat en convoquant une problématique qui n’est pas la leur et de laquelle ils ne peuvent répondre, comme l’indique le Réseau d’Études HandiFéministes (REHF) ayant rédigé un billet pour dénoncer la récupération du handicap par les personnes qui s’opposent à l’écriture inclusive. Ce billet demande aux personnes non concernées de cesser de brandir l’argument de la cécité, de la dyslexie ou de la dyspraxie pour justifier leur position, et aux personnes concernées mais réactionnaires d’arrêter de parler au nom de toute la communauté handi. Le billet met plutôt en avant le sexisme qui opère dans la programmation des logiciels de synthèse vocale, puisqu’un travail de programmation de l’écriture inclusive pour ces machines permettrait de résoudre une partie du problème. Le texte fait également état des solutions existantes pour remédier aux accros rencontrés par les logiciels de synthèse vocale aidant à la lecture.
C’est dans ce contexte, qu’il paraît important de mettre en place une étude de lisibilité, ainsi qu’une analyse approfondie des difficultés d’apprentissage de la lecture de ces nouvelles expérimentations pour apporter des éléments de réponses aux critiques faites quant à l’illisibilité qui entraîneraient également des difficultés de compréhension. Essentielle serait une étude analytique d’échantillons de phrases proposés à des enfants en apprentissage de la lecture (a priori vierge de toute idéologie sur la question) et des adultes présentant des troubles de la lecture. Les résultats seraient à comparer à un groupe témoin de lecteur·ices expert·es, c’est-à-dire ne présentant aucun trouble de la lecture.
2. Un genre de typographie
La question du genre a été mise au-devant de la scène publique, médiatique et politique en 2011 avec l’introduction de la notion de genre dans des manuels de sciences de la vie et de la Terre en France (Détrez, 2015). Alors que la notion de genre apparaît dès l’entre-deux guerres (De Ganck, 2020) dans les études médicales et psychiatriques des personnes intersexes et trans, il faudra attendre 1960 pour que le concept soit théorisé notamment par le psychologue John Money, pour qui et comme le postulait Simone de Beauvoir, le genre est un construit social. John Money (Détrez, 2015) identifie « identité de genre » et « rôle de genre ». Le premier est défini comme étant la catégorisation de soi-même comme homme, femme, ou ambivalent en fonction de ce que le sujet ressent et de ce qu’il perçoit de son comportement. En d’autres termes, il s’agit de la façon dont l’individu s’identifie : on peut se définir comme homme ou femme indépendamment de son sexe biologique (Détrez, 2015). Concernant le second, il s’agit des comportements publics d’une personne comme homme ou femme, qui dépendent de la culture. Cette acception peut être mise en relation avec la définition de Joan Scott (Degrave & Zanone, 2020) selon qui le genre est « un élément constitutif des rapports sociaux fondé sur des différences perçues entre les sexes et le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir ». Le genre représente un lieu de rapport de pouvoir lors de la répartition des rôles sexués.
Ensuite, le sexe renverrait aux différences biologiques entre mâles et femelles, les organes génitaux étant principalement l’exemple choisi lorsqu’il s’agit de distinguer une fille d’un garçon, notamment à la naissance. Cependant, les nombreux critères de détermination du « sexe (anatomie, hormones, gonades, ADN) ne permettent pas de donner une définition sûre du sexe et « nombreux sont les cas où ces indicateurs ne vont pas coïncider, notamment quand le caryotype (XX/XY) ne correspond pas au phénotype (organes génitaux féminins et masculins » (Détrez, 2015, p.33). Dès lors, qu’advient-il des personnes intersexes, qui présentent des organes génitaux différents de ceux attendus d’une fille ou d’un garçon ? Anne Fausto Sterling démontre « qu’il n’existerait pas biologiquement deux sexes mais un continuum, dont la réduction à la binarité est une opération sociale » (Détrez, 2015, p.36). Pourtant, dès la fin des années 1940, des médecins vont débuter une politique de réassignation précoce au travers d‘opérations chirurgicales chez les nourrissons à la sexualité indéterminée. Les travaux de Löwy (2003) mettent en exergue les contestations dans les années 1990 des mouvements de personnes intersexes de cette pratique « restée largement acceptée par les médecins et les parents » (p. 86). Paul B. Preciado (2003) va plus loin : « Avec les nouvelles technologies médicales et juridiques de Money, les enfants intersexes, opérés à la naissance ou traités pendant la puberté, deviennent des minorités construites comme anormales au bénéfice de la régulation normative du corps de la masse straight. Cette multiplicité des anormaux est la puissance que l’Empire Sexuel s’efforce de réguler, de contrôler, de normaliser » (p. 19).
Alors qu’un sondage réalisé en 2019 pour « l’Obs », nous indique que 14 % des 18-44 ans se considèrent comme « non-binaires », qu’est-il donc possible de faire dans l’espace de la langue pour qu’une personne queer / trans / genderfluid / intersexe / non-binaire qui ne se retrouve pas représentée ni dans le terme « amoureux », ni dans celui d’« amoureuse » puisse avoir une existence palpable ? Nous pouvons répondre à l’appel de Preciado et opérer la langue du binarisme de genre. Les graphistes et typographes se positionnent alors en chirurgienn·es dans leur espace d’expertise qu’est la création de nouveaux glyphes et proposent ainsi des formes d’« amoureux·se ». Ces recherches graphiques sur la typographie inclusive relèvent d’une urgence et d’une nécessité existentielles, dans la mesure où elles leur offrent de rendre visible leur existence dans l’espace partagé d’une langue à l’heure où certain·es introduisent des propositions de loi visant à interdire l’usage de l’écriture inclusive par toute personne morale publique ou privée bénéficiant d’une subvention publique.
3. État de l’art
Depuis quelques années, des initiatives ont vu le jour dont l’objectif est de renoncer aux formulations au masculin (démasculiniser la langue) et dès lors de pratiquer l’écriture inclusive dont entre autres l’usage des doublets complets (les employés et les employées), doublets abrégés à l’aide de parenthèses (les employé(e)s), barres obliques (les employé/e/s), traits d’union (les employé-e-s), points bas (les employé.es.), points médians (les employé•e•s ou employé•es).
L’écriture inclusive propose des formulations plus représentatives que celles où le masculin a été imposé comme forme neutre, générique, s’inscrivant dans une histoire du langage patriarcale et exclusive que nous héritons de la masculinisation du français opérée au 17e siècle (Viennot, 2014), combiné à une langue française très genrée. Cette dernière s’est « masculinisée » à la suite de la création de l’Académie française en 1635. Avant cela, les termes comme philosophesse, autrice, poétesse étaient utilisés couramment. L’Académie, exclusivement composée d’hommes, va purement et simplement faire disparaître le féminin de certains mots sur base de choix politiques et d’arguments sexistes : « on ne dit pas professeuse, graveuse, compositrice […] par la raison que ces mots ont été inventés que pour les hommes qui exercent ces professions » défend avec ferveur Bescherelle (Hains-Lucht, 2020). Le genre masculin a alors été désigné comme la forme « neutre » (masculin générique) et la féminisation des noms, pourtant bien présente dès le Moyen-Âge, fut exclue (Hains-Lucht, 2020).
Malgré les réticences de la conservatrice Académie française, plusieurs pays et régions francophones, dont le Québec, pionnier, ont sorti des décrets sur la féminisation des titres et métiers (Hains-Lucht, 2020). En France, en novembre 2015, le Guide pratique pour une communication publique sans stéréotype de sexe, édité par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes est publié avec des recommandations pour l’écriture inclusive utilisant alors le point bas. Plusieurs guides voient alors le jour avec des variantes graphiques, dont celui de l’agence de communication Mots-Clés en 2016 utilisant, quant à lui, le point médian. Plus récemment, diverses initiatives voient le jour avec des spécificités propres à certains secteurs, par exemple, le Guide Pratique du Langage Inclusif en École d’Art – Club Mæd par le collectif Cybersistas à l’Ensba Lyon.
En mars 2017, le premier manuel scolaire est publié par Hatier à destination d’élèves du CE2 utilisant l’écriture inclusive, qui depuis ne cesse de déchaîner les passions. Au centre de la polémique, de nouvelles graphies (principalement l’usage du point médian et bas) engendrent une mise en garde de la part de l’Académie française qui les désignent illisibles et indique que la langue française « se trouve désormais en péril mortel [et] la multiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu’elle induit aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité » (Académie française, 2017). Cette déclaration de principe ne semble reposer sur aucune étude scientifique ou tout du moins n’en fait pas mention. Le caractère illisible de ces propositions reste donc un champ de recherche à explorer.
En Belgique, cette écriture est employée dans certains secteurs, notamment dans la presse, les universités, le secteur privé, mais absente des textes officiels. Et pour cause, le Conseil de la langue française et de la politique linguistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles (2017) recommande l’emploi mesuré de ces formules, et privilégie nettement les formes dédoublées. Et d’ajouter que le « Conseil ne saurait recommander l’usage ni de parenthèses (pour leur valeur symbolique), ni du point médian (qui cumule plusieurs inconvénients) » (p. 2). Par conséquent, le masculin est employé et privilégié pour faciliter la lecture et la compréhension des textes.
Bien qu’un usage de différentes graphies continue d’exister à l’heure actuelle, l’utilisation du point médian s’impose de plus en plus par les personnes utilisant l’écriture inclusive, car elle permet un meilleur gris typographique que le point bas qui engendrent davantage de lézardes dans les textes. Il est cependant important de signaler que l’usage du point médian n’est pas simple d’accès sur PC et n’est pas encore reconnu par les logiciels de synthèse vocale permettant une assistance à la lecture pour les personnes aveugles ou ayant des troubles de lecture, ce qui est le cas du trait d’union.

Source : Bye Bye Binary, Acadam gramaire non binaire développée lors du workshop #1 Des imaginaires possibles autour d’une typographie inclusive, 2018.
Les différentes initiatives mentionnées ci-avant ne sont par ailleurs pas inclusives des personnes non-binaires / trans / genderfluid car elles ne le sont que du genre féminin (Ashley, 2019). En effet, l’usage du doublet (largement préconisé par Eliane Viennot) ou du point médian binarise le langage et ne donne pas d’espace de représentation possible à d’autres genres. Dans les milieux activistes et militants, se développe un langage non-binaire, des graphies particulières, notons le x des milieux transféministes visant à inclure toutes femmes, cis et trans (par exemple : womxn) ensuite utilisé en lieu et place du point médian (par exemple : tout·es > touxtes). Ces initiatives sont parfois reprises dans le milieu académique, par exemple Sam Bourcier (e.a.), qui utilise l‘usage de l‘astérisque pour tronquer la forme genrée du nom commun utilisé. Lu à voix haute, le troncage des mots ne permet pas la distinction avec la forme masculine (par exemple : heureuse, heureux, heureu*). Les propositions d’Alpheratz (par exemple : autrice, auteur, autaire) ou encore l’Acadam de Bye Bye Binary (par exemple : autrice, auteur, auteul) propose des formes de suffixes qui permettent à l’oral de marquer un genre neutre.
Les travaux d’Alpheratz précédemment cité·e, romancier·e et professeur·e de linguistique, de sémiotique et communication à Sorbonne Université, opère sur le terrain de la linguistique et de la grammaire en introduisant le pronom « al ». En 2015, al publie, Requiem, un roman écrit en utilisant une grammaire non-binaire. Al s’agit d’une première en littérature française. En 2018, al développe un lexique du genre neutre dans la Grammaire du français inclusif parue aux Éditions Vent Solars.
Les débats autour de l’écriture inclusive apparaissent alors comme un terrain de recherche à explorer, particulièrement dans le domaine de la typographie. À l’instar de l’utilisation de l’astérisque ou du x, des pratiques typographiques s’amorcent.
Sur la question, des workshops typographiques voient le jour, organisés par la collective Bye Bye Binary. Des travaux typographiques sont présentés publiquement lors de colloques. Des formes graphiques et typographiques émergent alors, notamment le travail de nouveaux glyphes (lettres, ligatures, points médians, éléments de liaisons ou de symbiose) principalement sous la forme de nouvelles ligatures — i·e, l·e, f·e, x·se, r·e, f·v, …). Par exemple, « iel » qui peut contenir un glyphe spécifique « » combinant le i et le e (tout comme le o et le e dans le glyphe « œ »).
Pour établir le cadre et la méthodologie nécessaire à une étude approfondie, nous utiliserons en tant qu’échantillons les polices de caractères Baskervvol de la collective Bye Bye Binary, DINdong de Clara Sambot, l’Inclusifve de Tristan Bartolini, le Times New Roman Inclusif d’Eugénie Bidaut, ainsi que des expérimentations en cursives d’Ariel Martín Pérez.
A. Bye Bye Binary
Bye Bye Binary (BBB) est une collective franco-belge, une expérimentation pédagogique, une communauté, un atelier de création typo·graphique variable, un réseau, une alliance. BBB, formé en novembre 2018 lors d’un workshop conjoint des ateliers de typographie de l’École de Recherche Graphique (erg) et La Cambre (Bruxelles), propose d’explorer de nouvelles formes graphiques et typographiques adaptées à la langue française, notamment par la création typographique collective du Baskervvol.
B. Clara Sambot
Membre de BBB, étudiante à l’erg (Bruxelles) en Master Typographie, Clara Sambot publie en mai 2020 la police de caractères Cirrus Cumulus comprenant des glyphes inclusifs sur la fonderie Velvetyne. La Cirrus Cumulus revêtant un aspect particulièrement créatif et fantaisie, c’est la DINdong, encore non publiée à ce jour, qui est utilisée dans notre étude. Clara Sambot travaille actuellement à la constitution d’une typothèque en ligne rassemblant différentes polices de caractères comprenant des glyphes inclusifs et sous licence libre.
C. Eugénie Bidaut
Eugénie Bidaut, étudiante à l’ANRT (Atelier National de Recherche Typographique) à Nancy poursuit actuellement un projet de recherche dans le cadre duquel elle conçoit une police de labeur comprenant des caractères inclusifs fonctionnels en petits corps ; le but étant que la ou les solutions trouvées puissent s’étendre à d’autres typographies. Elle travaille également à la création d’un ensemble d’outils permettant une prise en main facile : tutoriels expliquant comment activer les options Opentype sur les logiciels de mise en pages et de traitement de texte les plus utilisés, rédaction de scripts / plug-ins pour opérer des remplacements automatiques.
D. Tristan Bartolini
Récompensé en octobre dernier par le Prix Art Humanité de la Croix Rouge Suisse pour son projet de diplôme « L’inclusie », Tristan Bartolini est étudiant à la Head de Genève. Son projet ne propose pas une nouvelle police de caractères, mais un principe typographique adaptable à diverses polices. Dans notre étude, nous utiliserons sa version de l’Akkurat de chez Lineto.
E. Ariel Martín Pérez
Ariel Martín Pérez est dessinateur de caractères et membre de la fonderie Velvetyne, pionnière dans la diffusion de polices de caractères comprenant des glyphes inclusifs comme la VG5000 de Justin Bihan ou la Cirrus Cumulus de Clara Sambot. À l’occasion des Puces Typo 2020 et à l’invitation de Roxanne Maillet pour l’exposition collective « On aime pas ça parce qu’on devient deux », Ariel Martín Pérez a développé une réflexion sur l’écriture inclusive cursive.
4. Problématique & question de recherche
La langue française est une langue vivante et dès lors en constante évolution. Les discriminations liées au genre dont elle est porteuse, enferment les personnes dans des catégories, généralement homme ou femme, et invisibilisent les personnes non-binaires.
Une étude menée par Suzanne Zaccour et Michaël Lessard dans leur ouvrage Grammaire non sexiste de la langue française, compare l’emploi d’une grammaire binairement inclusive à celui d’une grammaire exclusive (Hains-Lucht, 2020). Les résultats soutiennent que ne pas tenir compte du langage inclusif participe au maintien des stéréotypes de genre dans l’imaginaire collectif. De plus, chaque fois qu’un terme est employé uniquement au masculin générique, cela empêche les femmes et les personnes non-binaires de s’identifier à ce dont il est question (Hains-Lucht, 2020). Dès lors, la langue étant ce qui nous permet de nous représenter la réalité qui nous entoure, la typographie non-binaire offre d’inclure et de représenter les femmes ainsi que les personnes queer / trans / genderfluid / intersexes / non-binaires. Le français inclusif donne alors à tout un chacun, membre à part entière de la société, sa place. La typographie non-binaire s’inscrit donc dans une démarche militante.
La question de l’apprentissage est donc cruciale. Nous pourrions avancer le postulat que l’enseignement systématique de la lecture et de l’écriture inclusive dès le plus jeune âge permettrait d’accéder à une langue inclusive pour tous, et ce en l’espace d’une génération. Certain·es linguistes sont plus prudent·es et avancent que « si la féminisation doit être enseignée dès le plus jeune âge, la réflexion sur l’usage politique, militant de la langue doit être amené (…) dans les dernières années de l’apprentissage, en guidant les jeunes vers une réflexion sur la variation, sur le (dé)classement social produit par les manières de parler et sur les façons d’user de la langue à des fins persuasives » (Rosier, 2018).

Source : le Ferec M., Payen M.,
Josafronde, 2020.
Dans le cadre du projet d’une langue inclusive, les nouvelles propositions typographiques proposent de travailler la plasticité du cerveau et la notion d’apprentissage de la lecture. Ces expérimentations typographiques sont parfois curieuses et étonnantes en regard de nos habitudes de lecture. L’argument de la lisibilité va donc être l’argument premier des détracteur·ices de ces recherches, tout comme pour l’écriture inclusive (« Une écriture excluante qui s’impose par la propagande ») qui fait face également à de nombreux défis (Rosier & Rabatel, 2019).

Source : Laurent N., expérimentations graphique lors du workshop #1,
Des imaginaires possibles autour d’une typographie inclusive, 2018.
Suite à la publication des travaux de Tristan Bartolini et de Bye Bye Binary, de nombreuses personnes handi, dys, neuroa se sont manifestées sur les réseaux sociaux pour communiquer leurs difficultés de lecture de certains caractères typographiques.

Source : Sambot C., Cirrus Cumulus, Velvetyne 2020.
Par ailleurs, pour comprendre un texte, il ne suffit pas seulement de le décoder, mais encore faut-il le comprendre. L’acte de lire implique non seulement la reconnaissance des mots mais également leur compréhension. De plus, le processus de lecture s’appuie sur les structures cognitives qui réfèrent aux connaissances que possède le·a lecteur·ice sur la langue et sur le monde. Les connaissances sur la langue sont réparties en quatre catégories et sont importantes dans la compréhension à la lecture (Giasson, 2007) : (1) connaissances phonologiques, (2) connaissances syntaxiques, (3) connaissances sémantiques, (4) connaissances pragmatiques. L’intérêt de l’étude porterait sur les connaissances phonologiques et sémantiques.
La phonologie s’intéresse aux aspects sonores de la langue. Par conséquent, les connaissances phonologiques touchent aux phonèmes et à la capacité de les distinguer. Les phonèmes représentent les unités permettant de différencier les mots les uns des autres. Il existe trois niveaux d’analyse (Giasson, 2007) : (1) perception : du signal acoustique arrivant aux oreilles jusqu’à l’élaboration d’un code phonologique susceptible d’être mis en relation avec la ou les représentations sémantiques correspondantes, (2) lexique phonologique : stocké en mémoire qui permet de comprendre les mots entendus et d’en produire à notre tour, (3) production de la parole : évocation implicite de la représentation abstraite d’un mot jusqu’à sa production explicite.
L’acquisition des procédures d’identification des mots écrits exige une capacité de mettre en rapport les graphèmes avec les unités phonologiques correspondantes (syllabes, parties de syllabes), cela afin d’élaborer des procédures de déchiffrement (Giasson, 2007). Il s’agit de la métaphonologie, une capacité difficile à acquérir pour les enfants. Cette difficulté réside dans le fait que les unités de parole représentées par des lettres, les phonèmes, sont des unités abstraites. De plus, les connaissances sémantiques désignent les connaissances du sens des mots et les relations qu’ils entretiennent entre eux. Lors de la lecture, nous considérons les mots de vocabulaires correspondant à ce qui a été lu comme des concepts acquis.

Source : Corinne Totereau, Animation pédagogique Cluses, IUFM Bonneville, 13/10/2004. L’APPROCHE COGNITIVE DE LA LECTURE.
Afin de lire (décoder) et comprendre (sémantique) ce que nous lisons, nous devons établir une connexion entre les mots écrits et leur signification stockée en mémoire. Cette connexion peut s’établir grâce au fait que les graphèmes (lettres) représentent des phonèmes (sons). Les mots écrits peuvent ainsi être reconnu via l’assemblage d’un code phonologique qui donne accès à la signification. Ce qui permet de lire tout ce qui peut être compris oralement. L’apprentissage de la lecture est représenté par un modèle à double voie : la voie d’assemblage (utilisée par les apprentis lecteurs) et la voie d’adressage (employée par les lecteurs experts).
Interviennent également dans le processus de compréhension à la lecture, les microprocessus. Ceux-ci aident à appréhender les informations véhiculées dans la phrase. Lors de cette phase, il ne s’agit pas uniquement de reconnaissance de mots, mais bien de regrouper les mots en unités signifiantes et sélectionner les éléments de la phrase importants à retenir (Giasson, 2007). Les microprocessus comptent trois habiletés : (1) la reconnaissance des mots ; (2) la lecture par groupe de mots ; (3) la microsélection.
La reconnaissance des mots peut être mise en lien avec ce que nous avons évoqué plus haut, à savoir le modèle à deux voies. En effet, les lecteur·ices expert·es reconnaissent plus facilement les mots qu’iels rencontrent que les lecteur·ices débutant·es. La reconnaissance automatisée des mots libère plus d’énergie pour les processus de haut niveau qui eux requièrent plus d’attention consciente. Dans le cadre d’une étude approfondie, la lecture des mots inconnus tant à l’oral qu’à l’écrit pourrait être intéressante car dans le cadre des échantillons que nous proposerions aux participant·es de l’étude, les typographies sélectionnées pourraient faire penser à des néologismes pour les lecteur·ices non averti·es. Nous postulons alors que les mots de vocabulaire nouveaux peuvent prendre sens au cours de la lecture grâce au contexte.
La lecture par groupe de mots consiste à utiliser les indices syntaxiques pour identifier dans la phrase les éléments qui sont reliés par le sens (Giasson, 2007). Elle intervient dans la compréhension de la lecture car ces groupes de mots sont traités en tant qu’unité signifiante dans la mémoire à court terme et transférée dans la mémoire à long terme. Dans le cadre d’une étude, la lecture par groupe de mots semblerait être une habileté qui pourrait être utile aux participant·es afin de les aider dans la compréhension des phrases proposées. En effet, en regroupant les mots par unité de sens, malgré une typographie inconnue intervenant sur certaines lettres, le contexte de la phrase sera un soutien non négligeable pour en saisir la signification.
Enfin, la microsélection est l’habileté qui amène à décider quelle information doit être retenue dans une phrase (Giasson, 2007). Elle sert à déterminer l’idée principale de la phrase. Dans le cadre d’une étude, cette habileté serait peu sollicitée puisque les phrases qui sont proposées le sont individuellement et non dans un texte. Les microprocessus participent donc à la sélection des unités de sens à l’intérieur des mots et des phrases et déterminent lesquels garder en mémoire pour la compréhension du texte (Carignan et al., 2017). Ce sont les processus de base responsables de la compréhension.
Nous venons d’analyser les mécanismes intervenant lors du processus de lecture. Compréhension et interprétation sont liées (Carignan et al., 2017) puisque la compréhension en lecture est régie par la construction de sens et des significations possibles par le biais d’analyse syntaxiques et sémantiques. La compréhension à la lecture implique donc un accès au sens des mots et leur mise en lien. Par conséquent, compte tenu des processus d’apprentissage de la lecture, tant au niveau du décodage que de la compréhension, quels peuvent être les obstacles et/ou facilitateurs des nouvelles formes typographies ? Cette réflexion nous a amené à nous poser la question de la recherche à mener :
Les nouvelles formes typographiques inclusives et non-binaires ont vocation à inclure tous les genres en employant de nouveaux caractères spécifiques. Dans quelles mesures ces nouvelles typographies peuvent-elles être appréhendées de façon à permettre la lecture (décodage) et la compréhension (sémantique) de textes, et plus particulièrement l’écriture non-binaire, pour des enfants en situation d’apprentissage et des adultes présentant des troubles d’apprentissage de la lecture (dyslexie).
Un travail analytique approfondi permettrait de rendre compte des facilités / difficultés d’apprentissage à la lecture de ces typographies nouvelles. La comparaison avec l’utilisation du point médian nous semble être intéressante afin que les critiques qui sont formulées puissent être fondées ou infondées sur une recherche de terrain. Les détracteur·ices d’une écriture inclusive, comme mentionné supra, brandissent l’augmentation des difficultés d’apprentissage. Selon eux, l’écriture inclusive renforcerait les exclusions d’une partie de la population dont les personnes ayant une dyslexie ou encore les personnes aveugles. À notre connaissance, il n’y a pas (encore) d’article scientifique, exposant les difficultés de lecture liées à l’usage du point médian, ayant fait l’objet d’une publication.
D’une part, une telle recherche permettrait d’avoir des résultats quantifiables auprès de jeunes enfants en situation d’apprentissage de la lecture, mais également auprès d’adultes. D’autre part, les résultats de cette étude avanceraient des arguments en faveur ou défaveur de certaines propositions (tant au niveau du décodage que de la compréhension), et fourniraient des recommandations de lisibilité aux designers de caractères typographiques.

Source : Police OpenDyslexic
Batilly, L. (2020). Non, les polices « dys » n’aident pas les dyslexiques !
En effet, dans l’enseignement de la typographie, qu’on peut qualifier de validiste, les futurs designers de caractères sont peu formés aux questions de lisibilité et encore moins aux difficultés rencontrées par les personnes ayant des troubles de la lecture. Bien qu’il existe des ouvrages sur la question de la lisibilité des caractères typographiques et du processus de lecture ou des écrits controversés à propos des polices de caractères dédiées aux dyslexiques, ces questions restent des problématiques qui ne sont pas quasi pas embrassées dans les démarches de création typographique.
Les recherches et les réflexions qu’elles ont suscitées, nous ont conduit à formuler la nécessité d’une étude analytique approfondie à mener au sujet des nouvelles formes typographiques afin de discerner les obstacles et/ou facilitateurs de celles-ci au niveau de la lisibilité des mots et de la compréhension des phrases.
5. Méthodologie de l’étude de lisibilité
Pour la rédaction de cet article, nous avons joint nos expertises respectives, d’une part en tant que logopède (Christella Bigingo) et d’autre part en tant que graphiste et membre de la collective Bye Bye Binary (Caroline Dath°Camille Circlude) afin d’établir les bases de la question de recherche à mener et à poursuivre.
À cette fin, nous avons utilisés différents échantillons typographiques. Chaque police de caractères (A. Baskervvol ; B. DINdong ; C. Times New Roman Inclusive ; D. Akkurat Inclusifve ; E. Ductux cursive) présentée l’est sous 3 formes différentes : une version du texte genré (A.1.), une version utilisant le point médian (A.2.), et une version proposant des ligatures non-binaires (A.3.).
A. Baskervvol
La Baskervvol est une reprise par la collective Bye Bye Binary de la Baskervville de l’ANRT (2017-2018), elle-même reprise de la version de Claude Jacob de 1784 originalement créée par John Baskerville en 1750. En 2018-2020, la police de caractères a été augmentée de façon incomplète de glyphes inclusifs et diffusée en libre accès (à paraître) de façon à accueillir en son sein d’autres caractères additionnels. Son étude est intéressante pour son caractère normatif et fréquemment utilisé pour des textes de labeurs. Elle fait partie de la famille de caractères à empattements qui sont réputés faciliter la lecture de longs textes.
B. DINdong
Comme l’écrit Clara Sambot elle-même, DINdong est une reprise « crapuleuse » de la DIN 1451 fette Breitschrift – d’après le dessin de Peter Wiegel. Elle est construite sur une réutilisation renversée des tracés normés de DIN. Cette réinterprétation est particulièrement intéressante car la police de caractères DIN est l’expression même de la normalisation appartenant à la codification DIN (Deutsches Institut für Normung, Institut de normalisation allemand). Il est donc intéressant d’inscrire aux endroits de la norme des pratiques non-normatives et d’en évaluer les effets.
C. Times New Roman Inclusive
Eugénie Bidaut propose une reprise du caractère bien connu Times New Roman en y ajoutant des ligatures entre les lettres. Son fichier de police est conçu tel que l’utilisation d’un point médian classique (·) est remplacé par ces ligatures (traditionnellement observée entre le f et le i pour former un fi). Son étude est particulièrement intéressante car la légèreté de ces ligatures prête presque à confusion avec une écriture au féminin neutre, tellement l’intervention graphique est subtile. Le choix de la Times New Roman est loin d’être anecdotique puisqu’il s’agit de la police de caractères préconisée pour tout écrit académique, son utilisation dans ce milieu pourrait donc permettre une propagation rapide de cet usage dans de nombreuses filières.
D. Akkurat Inclusifve
Tristan Bartolini a ajouté près de 40 glyphes inclusifs à la police de caractères existante Akkurat, propriété de la fonderie Lineto (non libre de droit). Il s’agit d’un caractère suisse de la famille des linéales (caractère bâton, sans empattements) réputé très lisible. L’étude de ce caractère est intéressante car les glyphes présentés sont parfois très graphiques et particuliers (xse) invitant à un premier décodage et à de nouvelles habitudes de lecture.
E. Ductux cursive
Ariel Martín Pérez, dessinateur de caractères, propose plusieurs variations à partir de sa propre écriture cursive. Tout d’abord, une tentative de reproduire le point médian à l’écrit (E.2) pour lequel il note moins de fluidité et des arrêts plus fréquents pour introduire le point médian. Une méthode, nommée « Ductux », mise au point par ses soins qui utilise des ligatures cursives grâce à l’utilisation stratégique d’ascendantes et descendantes (E.3) et confère plus de fluidité à l’écriture, bien que de potentielles confusions avec des i ou des m. Et enfin, une tentative de reproduire en cursive les expérimentations typographiques de la Baskervvol et de la DINdong (E.4).
Les échantillons seraient soumis à trois groupes tests : le premier sera composé d’enfants en apprentissage de la lecture après une première année d’apprentissage (2e primaire). Le deuxième groupe serait composé d’adultes ayant été diagnostiqués comme ayant des troubles d’apprentissage de la lecture (dyslexie). Enfin, le troisième, groupe contrôle, serait composé de lecteur·ices expert·es, c’est-à-dire de personnes ne présentant pas de troubles de la lecture, et disposant d’un lexique mental adéquat (accès au sens).
La récolte des données (qualitatives) serait réalisée via des entretiens semi-directifs. Afin de récolter des données représentatives, les échantillons seraient soumis à 100 individus de chaque groupe test, à savoir au total 300 entretiens à conduire.
Il sera demandé aux participant·es de lire une phrase. Ensuite, suivront une série de questions concernant la lecture (décodage) et la compréhension (sémantique). Le choix des phrases proposées aux participant·es se ferait de manière aléatoire afin qu’iels puissent être confrontées à différentes typographies.
Questionnaire
- Lisez la phrase à voix haute.
- Quelle(s) difficulté(s) avez-vous rencontrée(s) ? Détaillez.
- Trouvez vous cette phrase lisible (déchiffrable) ?
Si non, que n’avez-vous pas réussi à lire (déchiffrer) ?
– Est-ce un mot en particulier ? Lequel ?
– Est-ce une syllabe en particulier ? Laquelle ?
– Est-ce un caractère particulier ? Lequel ?
– Qu’est-ce qui vous a empêché/gêné lors de la lecture
de ce mot/de cette syllabe/de ce caractère ?
- Trouvez-vous cette phrase compréhensible (accessibilité du sens) ?
Si non, quel(s) terme(s) n’avez-vous pas compris ?
– Est-ce un mot en particulier ? Lequel ?
– Est-ce une syllabe en particulier ? Laquelle ?
– Est-ce un caractère particulier ? Lequel ?
– En quoi ce mot/cette syllabe/ce caractère vous a empêché de comprendre la phrase ?
- Reformulez la phrase avec vos mots
(cette question permet de voir le niveau de compréhension de la phrase)
– Vous pouvez également la reformuler en ajoutant un contexte
- Selon vous, à quel(s) identité(s) de genre fait référence cette phrase ?
– Qu’est-ce qu’une identité de genre ? (donner l’explication si terme non connu)
– Pouvez-vous me donner des exemples d’identité de genre et les expliquer ? (mentionner que si la personne n’en connait pas, des exemples expliqués lui seront donnés à la fin de l’entretien et cela afin de ne pas biaisé sa réponse car elle serait orientée par nos exemples)
- Souhaitez-vous ajouter quelque chose, une remarque ?
Nous émettons l’idée d’entretiens semi-directifs pour diverses raisons. Dans un premier temps, lors de l’entretien, il serait demandé aux participant·es de lire les phrases à voix haute. Cela donnerait des informations sur la voie de lecture employée (assemblage ou adressage). Dans un deuxième temps, l’analyse de la voie de lecture employée permettrait d’émettre des hypothèses quant aux réponses que les participant·es donneront aux questions. En effet, nous pensons que la manière de lire les terminaisons des mots est un indice du « genre » que les participant·es attribueront à ce terme.
Nous pourrions également envisager une récolte des données par le biais d’outils en ligne. Néanmoins, cela enlèverait la plus-value de la lecture à voix haute. Pour y pallier, nous pourrions envisager de demander aux participant·es de s’enregistrer. Ceci peut faire l’objet d’une recherche ultérieure.
Ensuite, il conviendrait de veiller à ce que les participant·es rencontrent une seule fois chaque phrase indépendamment de la typographie dans laquelle elle est écrite. En effet, s’iels sont face à la même phrase à plusieurs reprises, cela fausserait les résultats puisqu’à la deuxième rencontre, selon la police de caractères, iels peuvent changer leurs réponses car se rendant compte qu’iels l’analysent selon des biais de genre. Ce travail peut faire l’objet d’un futur travail de recherche.
L’analyse des résultats de ces trois groupes nous permettrait d’en savoir davantage sur la lisibilité (déchiffrage) d’une typographie non-binaire, l’accès à la compréhension (sens) tant des mots que des phrases. Nous pensons que si les enfants apprennent les typologies nouvelles au moment de l’apprentissage de la lecture, iels n’éprouveront pas de difficultés particulières à les lire et encore moins à y mettre du sens, contrairement aux lecteur·ices expert·es qui ont déjà un bagage typographique et lexical. Quant aux personnes ayant des troubles de la lecture, nous espérons que leurs réponses nous apporterons des informations quant aux types de typographies adéquates permettant d’éviter les difficultés régulièrement rencontrées comme les confusions visuelles (bd/pq), erreur dans l’association d’un son et d’une lettre.
Enfin, nous espérons une différence significative entre la typographie non-binaire et le point médian. En effet, nous pensons que la typographie non-binaire serait plus facile à appréhender au niveau de la lisibilité et de la compréhension que le point médian.
6. Conclusion
Cet article établit les bases d’une recherche qui pourrait aboutir à des résultats concrets dans le cadre d’un mémoire, d’un doctorat ou d’une thèse et établit la nécessité de financer une telle recherche inédite. Une analyse de la coordination oculaire des participant·es serait un réel apport significatif dans le cadre d’une recherche scientifique. Sachant que les saccades et les points de fixation sont les caractéristiques de base des mouvements oculaires pendant la lecture (Kirkby et al., 2008), un examen du balayage visuel des participant·es permettrait d’en découvrir davantage sur la fréquence des régression (retour en arrière) et la durée des fixations. En effet, lors de la lecture, face à une difficulté de décodage, la fréquence des régressions augmente tout comme la durée des fixations (Kirkby et al., 2008). Cela nous donnerait également des informations sur l’efficacité de la méthode de lecture employée. Il sera attendu que les participant·es utilisent la voie d’assemblage car face à des mots « inconnus » (uniquement au niveau de la typographie). Le nombre de retour en arrière indiquerait une hésitation voire une difficulté quant au décodage des mots. Ce qui peut entraîner des difficultés de compréhension.
Déplacer le débat médiatique autour de la question de la lisibilité de l’écriture inclusive et de la typographie non-binaire vers une véritable recherche scientifique menée par des chercheur·ses en linguistique, logopédie et typographie permettrait de sortir d’un débat d’opinion et d’obtenir des données tangibles utiles pour les designers de polices de caractères dans l’optique d’une meilleure inclusion des personnes queer / trans /genderfluid /non-binaires dans l’espace commun d’une langue.
7. Références
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Notes