Circlude, C. / Fonte : Bye Bye Binary, Baskervvol, 2018-2021.

La typographie comme technologie du post-binarisme politique.

Version : 1 juin 2021
Camille Circlude

« La politique cyborg lutte pour le langage, elle lutte contre la communication parfaite, contre ce code unique qui traduit parfaitement chaque signification, dogme central du phallogocentrisme. »
(Haraway, Manifeste Cyborg)

 

Préambule

Actif·ve dans le champ de la typographie au sein de la collective Bye Bye Binary[1], ce texte s’ancre dans ma pratique typographique de graphiste; ainsi que dans celle de transmission au sein de l’erg (École de Recherche Graphique, Bruxelles). En affirmant mon positionnement (Harding 1987, Haraway, 1988), je situe ce savoir favorisant ainsi un retour réflexif sur le terrain de la typographie. En effet, les épistémologies féministes tendent à rendre visible les connexions entre le·a chercheur·se et le terrain d’enquête plutôt que de tendre à une prétendue neutralité du discours.

Résumé

Dans la lignée du lesbianisme politique de Rich et Wittig de la seconde vague du féminisme des années 60-70, ce texte de problématisation a pour objectif de proposer le concept du non-binarisme politique ou encore du post-binarisme politique comme actualisation contemporaine, offrant une porte de sortie au régime de la différence sexuelle, prenant comme ressort la typographie en tant que technologie émancipatrice.

1. Du lesbianisme au post-binarisme politique

Alors que Wittig prononce cette phrase « les lesbiennes ne sont pas des femmes » (Wittig, 1980), elle permet à toute personne s’identifiant comme lesbienne de sortir des normes de l’hétéropatriarcat et déconstruire le mythe de « la-femme ». Les lesbiennes ne sont pas des femmes, car elles ne répondent pas aux injonctions hétéronormées de la société (« le contrat hétérosexuel »), elles refusent l’hétérosexualité, faisant de ce refus une stratégie de résistance au patriarcat. Par là-même, Wittig autorise toute personne à s’identifier comme lesbienne, peu importe ses pratiques sexuelles. Nous pourrions presque reprendre à Descartes, non sans manquer d’humour, un « Je suis lesbienne, donc je suis ». Le lesbianisme est donc vu par Wittig comme une porte de sortie à ce que Butler appellera plus tard la « matrice hétérosexuelle » (Butler, 2003, p.91). La pensée radicale et révolutionnaire de Wittig reste cependant calquée sur le régime binaire de la différence sexuelle. Quarante ans plus tard, Preciado ajoute « l’homosexualité [ici par extension, le lesbianisme] et l’hétérosexualité n’existent pas en dehors d’une taxonomie binaire et hiérarchique qui a pour objet de préserver la domination du pater familias sur la reproduction de la vie » (Preciado, 2019, p.27).

2. Non-binarisme / post-binarisme

Alors que Rubin rêvait en 1984 d’une société androgyne et sans genre[2](Rubin, 1984, p.76), un sondage réalisé en 2019 pour  l’Obs[3] indique que 14 % des 18-44 ans se considèrent comme « non-binaires » revendiquant une identité de genre qui ne soit ni homme ni femme. En 2020, le sondage IFOP réalisé pour Marianne[4] révèle quant à lui que 22% des 18-30 ans sondés ne se reconnaissent pas dans les deux catégories de genre « homme/femme ». Ces premiers chiffres, en progression sensible, offrent enfin un espace de représentation pour les personnes invisibilisées auparavant dans les données. Les statistiques n’offrant, jusqu’ici, que peu de possibilités de sortir du système binaire de la différence sexuelle.

Si l’on met en relation ces chiffres avec le pourcentage estimé de personnes intersexes (1,7%[5]) ou encore avec la difficulté de réunir des données chiffrées[6] pour les personnes trans*, ces dernières ne pouvant pas seulement être comptabilisées par un parcours de réassignation sexuelle (en effet il serait réducteur et discriminant de définir une personne trans* par son seul souhait de parcours médical, lieu de récolte de chiffres statistiques) ; nous pouvons supposer que derrière ces 22% de sondés des 18-30 ans sont regroupées des personnes qui se définissent peut-être comme intersexe, mais aussi non-binaire, a-genre, genderfluid, genderfucker, …

Pour une partie d’entre elles, ce qui est mon cas, il s’agit également d’affirmer une identité qui permet de contester le système binaire dans lequel nous avons été assigné, et ce même si son expression de genre ne correspond pas aux exigences du passing (le genre par lequel nous sommes perçus par les autres). En cela, il s’agit d’un positionnement politique. En me définissant comme personne non-binaire, tout en étant socialisée comme « femme » (pour l’instant), j’affirme ma contestation à mon assignation binaire de naissance. Je proclame ainsi mon droit à l’auto définition. Il s’agit d’une position politique d’énonciation de soi.

Tout comme les personnes genderfluid ou genderfucker, les personnes non-binaires offrent de nouvelles narrations qui vont au-delà de la binarité de genre, qu’on pourrait aussi appeler post-binaires dans le sens où elles désignent l’inconnu situé au-delà de cette binarité. Grâce à la grande diversité des identités queer, le post-binarisme politique dépasse le concept de « mêmeté ». Collin déconstruit le terme « sororité », ce « collectif qui l’emporterait sur l’affirmation singulière dans une perspective formellement égalitaire » (Collin, 1983). Cette tendance à gommer les différences pour ne conserver que la différence de genre, nous pouvons la retrouver chez les féministes de la deuxième vague des années 70, en particulier au MLF. Dissidentes, les lesbiennes radicales, dont nous° sommes les héritièr·es, ouvrent une brèche pour penser en dehors du cadre binaire.

Alors que le non-binarisme ne peut se définir que par le précept même de binarité, le post-binarisme indique qu’un dépassement de ce concept est possible grâce au préfixe post (du latin, « après »). Le post-binarisme politique ouvre la voie à une nouvelle épistémologie à inventer en dehors de tout système binaire. Il s’agit d’un état de transit vers un ailleurs que seule la science-fiction est à même de nous proposer pour le moment. Haraway nous offre par exemple l’histoire des Camille, enfant·es non-binaires du Compost dans Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene.

Source : Texte : <strong>Haraway</strong>, D. / Graphisme : <strong>Circlude</strong>, C. / Fonte : <strong>Bye Bye Binary</strong>, Baskervvol, 2018-2021.

Source : Texte : Haraway, D. / Graphisme : Circlude, C. / Fonte : Bye Bye Binary, Baskervvol, 2018-2021.

3. Révolution typographique

La question de savoir si des actions collectives concertées peuvent traduire des résistances face à l’ordre binaire et au genre comme rapports sociaux de sexe se pose (Espineira, 2015). Dans un élan d’enthousiasme, j’aurais tendance à répondre par la positive à cette question, et, dans le cas qui nous occupe, à proposer la typographie comme outil de résistance, comme technologie émancipatrice, face à la masculinisation du français qui prédomine aujourd’hui et ce depuis le XVIIe siècle (Viennot, 2014) prônant le masculin comme neutre et universel. Ce masculin neutre, Wittig l’appelle le « général » (Wittig, 1980).

« Il faut donc détruire le genre totalement. Cette entreprise a tous les moyens de s’accomplir à travers l’exercice même du langage ». (Wittig, 1980)

Alors que Haraway parle de « l’écriture comme technologie de libération » (Haraway, 1984/2007), Butler nous encourage à « résister aux stratégies épistémologiques qui reconduisent des logiques coloniales  » (Butler, 2003, p.92). En effet, l’histoire de la typographie, nous enseigne comment la question de l’écriture a toujours été intimement liée à l’exercice d’un pouvoir central, imposée aux subordonnés. L’imposition de la minuscule Caroline au temps de Charlemagne, le Romain du roi commissionné par Louis XIV ou encore l’usage de la Fraktur (gothique allemande) au début du Troisième Reich comptent parmi les exemples les plus marquants.

La langue française est particulièrement genrée, reposant sur des accords au masculin ou au féminin. La marque du genre dans le langage a la même fonction d’assignation binaire que la déclaration de sexe à l’état civil (Wittig, 1980) et sa présence sur nos cartes d’identité. L’écriture inclusive, faisant usage du doublet ou du point médian, affirme la binarité de genre de la langue française. L’usage typographique du point médian, des tirets, des parenthèses, des slashs ne permet pas de dépasser cette binarité. La typographie dite inclusive, non-binaire ou post-binaire, grâce au dessin de caractères, cherche davantage à rassembler les formes par des ligatures, des éléments de liaisons ou de symbioses pour permettre à des identités non-binaires, genderfluid, genderfucker d’être incluses dans cet espace de représentations qu’est la langue ou tout du moins de faire co-exister des formes masculines et féminines sans pour autant les séparer par des marqueurs typographiques de séparation, par exemple en faisant usage de formes binaires contractées, amalgamées, en indice ou exposant.

Source : Sambot, C. , DINdong, 2020.

En travaillant à redessiner des glyphes, les dessinateur·ices de caractères ne font rien d’autre que « d’analyser dans son contexte la manière dont opère toute opposition binaire, renversant et déplaçant sa construction hiérarchique au lieu de l’accepter comme réelle, comme allant de soi ou comme étant dans la nature des choses » (Scott, 1988 p. 139).

D’autres initiatives, qui ne seront pas développées ici, existent pour permettre de dépasser la binarité de la langue française, comme la création d’une grammaire neutre (Alpheratz, 2018), le recours à toute la gamme des pronoms personnels (Minh-Ha, 1986, p.27) ou encore des expérimentations langagière en littérature de science-fiction (Pacotte, 2017), e.a.

Source : Le Ferec M., Payen M., Josafronde, 2020.

 

Si les outils du maître ne peuvent détruire la maison du maître (Lorde, 2017), les nouvelles formes typographiques, dites « inclusives »[7], non-binaires, post-binaires, apparues entre 2017 et 2021 permettent à minima d’ouvrir les imaginaires et réinventer les outils typographiques, dans le contexte du débat autour de l’écriture inclusive, en proposant des alternatives non-binaires au point médian et au doublet. Depuis la récente médiatisation des travaux de Tristan Bartolini[8] et de la collective Bye Bye Binary[9], la typographie apparaît comme un lieu où se joue une révolution qui s’immisce dans les usages de l’écriture par contamination ou pollinisation.

Source : Bartolini T., L’Inclusifve, 2020.

4. Habiter l’hybridation des formes.

Pour travailler le caractère inclusif de sa proposition typographique, chaque dessinateur·ice de caractères expérimente des pistes graphiques tantôt inspirées des usages (@ en espagnol pour une utilisation combinée du o et a, le retournement du (ә) en italien), des milieux militants (l’usage du E en capitale pour appuyer la présence de la forme féminisée — les employéEs ; l’usage du X, graphie régulièrement utilisée dans les milieux transféministes visant à inclure toutes les femmes — womxn, touxtes) ou encore du Moyen-Âge (lettrines imbriquées, abréviations, ligatures). Ces différentes expérimentations confèrent à la typographie dite « inclusive » son caractère insaisissable, viral, contaminant, multiple. Nous pourrions reprendre les mots de Collin qui propose une « égalité dans la différence qui permet aux différences dans l’égalité de subsister » (Collin, 2002).

Source : Laurent, N., Discours sur l’Histoire universelle révisée, composition typographique, 2018.

Les expérimentations typographiques ne proposent pas un design de solution applicable immédiatement, mais bien la possibilité de penser de nouveaux imaginaires post-binaires, des narrations spéculatives (fabulations en anglais, Haraway, 2017), ou encore des « fictions vivantes qui permettent de résister à la norme » (Preciado, 2019, p.97).

« Sur base d’une réalité technique (…) nous construisons une fiction, une narration, un imaginaire collectif qui font lien entre des pratiques et des expériences. Sur ces liens, cette narration, s’accrochent, s’attachent des activistes, des artistes, des théoricien-nes. Mais, si l’imaginaire, l’histoire à raconter, la fiction en place est la raison-même de la présence de ces groupes et individus, la réalisation du projet technique doit se faire, doit être aussi un but tout aussi réel, sous peine de perdre les différents-es acteurs et actrices de l’histoire. Paradoxalement la fiction collective est une garantie de réalisation. » (Rassel, 2007)

Source : Lamouroux, Q. , Homoneta, 2020 [erg].

De nombreux·ses acteur·ices de la typographie proposent aujourd’hui une variété fort réjouissante de propositions diverses et variées qu’il convient d’accueillir. En nous incitant à « habiter le trouble », Haraway nous permet de faire le choix de l’hybridation (ici, des formes typographiques) pour sortir de la binarité. En ne faisant pas de choix, mais en utilisant tantôt une forme, tantôt une autre et en multipliant les usages, nous faisons ce choix du non-choix pour permettre à toust·es d’exister. Seul le temps qui passe, et non une décision arbitraire imposée par un pouvoir central, conservera l’une ou l’autre piste en tentant d’en faire une solution momentanée, jusqu’à la prochaine révolution typographique.

Ces usages hybrides permettent également de répondre à la critique faite à l’écriture inclusive (épicène ou doublet) de dépolitiser le langage en appliquant des formes inclusives de façon systématique, normalisée, reproduisant elle-même une prétention à l’universalité et l’invisibilisation des oppressions et dominations (ex : colonisateurs et colonisatrices). En effet, le risque d’un retour à un sujet-maître est présent en gommant les différences ontologiquement ; alors que le risque de l’oubli des structures de domination est présent en gommant les différences politiquement (Collin, 2001).

Dans Homo Inc.orporated : Le triangle et la licorne qui pète, Bourcier propose dans son introduction une « petite grammaire du français queer et transféministe » (Bourcier, 2017) qui autorise la cohabitation de plusieurs systèmes d’écriture en fonction de la position d’énonciation politique , afin de ne pas invisibiliser les marques de l’hégémonie de la différence sexuelles. En effet, en fonction du contexte et du lieu d’énonciation, des choix d’écriture peuvent être opérés réaffirmant que la langue est bien politique.

La forme du E en capitale imbriquée dans les suffixes en bas-de-casse, par exemple dans le VG5000 ou le JonquinabcRT, montre qu’il est aussi possible de visibiliser la forme féminine dans ces expériences typographiques. Le dessin de caractères permet également d’affirmer des choix politiques, par exemple le choix des positions en indice ou exposant des formes masculines ou féminines.

Source : Ajout de glyphes Guesse, E., Harding, M. et Maréchal, A., JonquinabcRT de Sarah Kremer et officeabc, 2018.

5. Prolifération, contamination, irrigation souterraine, pollinisation

« Reste la stratégie du copyleft: capter les savoirs (y compris les plus pointus en matière de sciences biomédicales contemporaines), devenir les experts alternatifs de nos propres corps, généraliser la contrebande chimique, technologique, ouvrir des espaces de production clandestins, créer des identités en utilisation libre, élaborer, partager d’autres modalités de matérialisation, d’incorporation et lutter pour elles, ensemble. » (Dorlin, 2011)

Cette citation de Dorlin lue sous le prisme des expérimentations typographiques, en tant que « savoir pointu », résonne particulièrement car la question de la licence de diffusion des caractères est au cœur des préoccupations des dessinateur·ices de caractères — expert·es et chirurgienn·es opérant la langue du binarisme de genre.

« Je veux être opéré du binarisme de genre. » (Preciado, 2018)

En effet les polices de caractères comportant des glyphes inclusifs, disponible en licence libre (VG5000, Cirrus Cumulus, Baskervvol) ou sous licence propriétaire (JonquinabcRT) sont diffusées au fil du temps par des graphistes et/ou éditeur·ices engagé·es qui ont font utilisation dans des objets graphiques (livre, site, fanzine, etc.). Ces usages rendus visibles en suscitent d’autres et se multiplient.

La diffusion en licence libre[10] offre la possibilité à d’autres dessinateur·ices de prendre la suite du travail entamé par l’ajout de glyphes à une même police ou par des reprises (revivals).

Source : Bernhardt, C. et Bihan, J., VG5000, 2018 – LS-VG5000, 2021 / Le Garrec, E., VG5001, 2019.

Le VG5000 publié initialement sur la plateforme Velvetyne Type Foundry (2018) avec seulement 8 caractères inclusifs au départ existe aujourd’hui sous 3 formes différentes, avec des positionnements politiques différents. La première version (Chloé Bernhardt et Justin Bihan, 2018) comprenait des E capitales à l’intérieur des suffixes en bas-de-casses, affirmant la forme féminine à la manière militante. Pour la seconde version, le choix est fait d’abandonner la combinaison de lettres supérieures et inférieures qui se justifie par la volonté de ne pas inférioriser la forme du féminin sous celle du masculin et plutôt de les agglomérer avec des ligatures (Enzo Le Garrec, 2019). La troisième version (Justin Bihan, 2021) inclut cette fois un large set de glyphes inclusifs (36 bas-de-casses, 36 capitales) reprenant le principe de lettres supérieures et inférieures (indices et exposants). Cette forme graphique dédoublée, convoque l’usage du doublet (Viennot, 2014), en incluant le féminin dans une forme binaire qui ne donne pas d’espace de représentation possible à d’autres genres.

« Chaque fois que tu as le courage de faire ce qu’il te convient de faire, ta liberté me contamine. Chaque fois que j’ai le courage de dire ce que j’ai à dire, ma liberté te contamine. » (Despentes, 2020)

La diffusion des polices en licence libre est caractéristique de la contamination qui s’opère et des possibilités de création collective. La licence libre permet aussi une diffusion, un accès au plus grand nombre en dehors de la logique propriétaire. Sous peu, cette accessibilité permettra également, à des utilisateur·ices de traitement de texte d’utiliser ces caractères (qui sont à l’heure actuelle contenus à l’usage des graphistes et professionnels, tant l’accès aux glyphes peut s’avérer fastidieux).

Les usages typographiques se répandent par contamination, dans le sens entendu par Collin, (à la suite des travaux de Foucault, Derrida et Deleuze, utilisant le terme prolifération) comme « une modalité de la révolution qui ne se définit pas en éradication radicale du donné à laquelle se substituerait un autre donné, mais comme le transit par une irrigation souterraine, des éclats et des avancées ponctuelles qui sont toujours à repenser et à rectifier : un dispositif de contamination plus que d’affrontement ». (Collin, 2010).

La coexistence et la multiplicité des formes typographiques en circulation entre en résonance avec le « principe de multiplicité » propre au concept de rhizome de la French Theory (Deleuze & Guattari, 1980) dont la formation d’un système global rhizomique n’est en aucun cas dépendant d’une unité générale régi par un élément dominant. La multiplicité permet une prolifération autonome et décentralisée, en évolution permanente et de façon horizontale, sans hiérarchie pyramidale.

Alors que l’historiographie épistémologique nous fait passer par les termes rhizome, prolifération, contamination, irrigation souterraine, Laurence Rassel (École de Recherche Graphique) introduit le terme de pollinisation (Rassel, 2007). Cyberféministe et fervente utilisatrice des licences et logiciels libres, elle les considère comme un moyen de reconfiguration / redistribution des rôles et des pratiques. En effet, une fois la matrice des fonctionnements sociaux mise à jour (tout comme on rentre dans le code d’un logiciel pour en comprendre le fonctionnement), la possibilité de se situer par rapport à cette matrice est offerte à chaque personne. Il n’est plus possible de nier les systèmes de dominations alors dévoilés.

Rassel passe du terme contamination — précisant « contamination involontaire mais aussi contamination volontaire dans des termes de transmission, de généalogie, inscrits dans une histoire politique et culturelle » — au terme pollinisation.

« (…) Nous cultivons aussi ce champ, y apportons outils, graines de savoir, oui mais toujours utilisable par tous-tes du fait des licences libres sur les contenus (les fruits) et les outils, et puis tout comme la pollinisation, les graines se dispersent et peut-être germent ailleurs, par le web, la toile, parfois nous pouvons suivre leurs traces, parfois pas ». (Rassel, 2007)

Cette dissémination des nouvelles formes typographiques relèvent d’une urgence et d’une nécessité existentielles, dans la mesure où elles offrent de rendre visible des existences post-binaires dans l’espace partagé de la langue, alors même que l’Académie française se crispe et que le ministre de l’éducation nationale en France interdit officiellement par circulaire l’utilisation du point médian[11]. Que la contamination ait lieu par le sol, par irrigation souterraine, ou par les airs, par pollinisation, elle s’opère. Insaisissable. Inarrêtable.

Adopter le post-binarisme politique c’est voir plus loin, au-delà des micro-débats médiatiques, c’est concevoir un espace-temps qui ne serait plus défini par la binarité, un au-delà de la différence sexuelle présente dans tous les recoins de nos vies.

 

 

 

Bibliographie

Alpheratz. (2018). Grammaire du français inclusif, Paris, Vent Solars Linguistique.

Butler, J. (2003). « Les femmes » en tant que sujet du féminisme. Raisons politiques, 4(4), 85-97. https://doi.org/10.3917/rai.012.0085

Bourcier, S. (2017). Homo Inc.orporated : Le triangle et la licorne qui pète. Paris : Cambourakis, p.9-12.

Collin, F. (2010). Différence/indifférence des sexes. Dans : Annie Bidet-Mordrel éd., Les rapports sociaux de sexe (pp. 152-167). Paris cedex 14, France: Presses Universitaires de France. https://doi.org/10.3917/puf.colle.2010.01.0152″

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Dath, C. Bigingo, C. (2021). De la nécessité d’étudier la lisibilité des nouvelles formes typographiques non-binaires (ligatures et glyphes inclusives), les alternatives au point médian et au doublet principalement observés dans les milieux activistes, queer et trans-pédé-bi-gouines.
Bruxelles : ULB / UCL. Master Genre. https://typo-inclusive.net

Deleuze, G. (1980). Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, p. 13.

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Wittig, M. (1980). La pensée straight. Questions Féministes, (7), 45-53.

 

Notes

  1. La collective Bye Bye Binary, formée en novembre 2018 lors d’un workshop conjoint des ateliers de typographie de l’École de Recherche Graphique (erg) et La Cambre, propose d’explorer de nouvelles formes graphiques et typographiques adaptées à la langue française, notamment la création de glyphes (lettres, ligatures, points médians, éléments de liaison ou de symbiose) prenant pour point de départ, terrain d’expérimentation et sujet de recherche le langage et l’écriture inclusive.
  2. « Le rêve qui me semble le plus attachant est celui d’une société androgyne et sans genre (mais pas sans sexe) où l’anatomie sexuelle n’aurait rien à voir avec qui l’on est, ce que l’on fait, ni avec qui on fait l’amour. »
  3. Ranc, A. (2019). Ni homme ni femme : 14% des 18-44 ans se disent « non-binaires ». L’Obs, publié le 27 mars 2019, dernièrement consulté le 18 mars 2021 : www.nouvelobs.com/societe/20190327.OBS2526/ni-homme-ni-femme-14-des-18-44-ans-se-disent-non-binaires.html
  4. IFOP. (2020). Fractures sociétales : enquête auprès des 18-30 ans. https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2020/11/117735-R%C3%A9sulats-Marianne.pdf
  5. Blackless M, Charuvastra A, Derryck A, Fausto-Sterling A, Lauzanne K, Lee E. (2000). How sexually dimorphic are we? Review and synthesis. Am J Human Biol. 12:151-166.
  6. Information Transgenre, Chiffres. Dernièrement consulté le 29 mai 2021 : https://infotransgenre.be/f/presse/chiffres/
  7. Une des critiques faite à la typographie inclusive est qu’elle ne soit pas inclusive des personnes ayant des troubles de la lecture (dyslexie, dyspraxie, neuroa, etc.), certaines personnes lui reprochant son caractère peu accessible. Cet argument ne repose sur aucune étude de lisibilité réalisée à ce jour. (Dath, Bigingo, 2021)
  8. Durant le mois d’octobre 2020, les travaux sur la typographie inclusive de Tristan Bartolini, étudiant à la HEAD (Haute École d’Art et de Design de Genève) ont fait grand écho auprès de la presse, à la suite de la remise du Prix Art Humanité 2020 de La Croix-Rouge.
  9. La collective Bye Bye Binary a diffusé un communiqué de presse, « La typographie inclusive, un mouvement*! *féministe/queer/trans-pédé-bi-gouine » , mentionnant que la typographie inclusive était une large mobilisation et pas le fait d’un génie isolé.
  10. SIL Open Font License, Version 1.1
  11. Blanquer, J-M. (2021). Règles de féminisation dans les actes administratifs, du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports et les pratiques d’enseignement, le 5 mai 2021. En ligne : https://www.education.gouv.fr/bo/21/Hebdo18/MENB2114203C.htm

 

Camille Circlude

Camille Circlude, heureux·se membre de la collective franco-belge Bye Bye Binary, enseignanl à l’erg (école de recherche graphique, Bruxelles), graphiste au sein du studio Kidnap Your Designer et chercheulmémoranl du Master en spécialisation en études de genre.