Iel est dégenrée
Iel est dégenrée — Not Comic Sans, Adelphe, Cirrus Cumulus

De nouvelles formes typographiques pour s’affranchir de la binarité de genre par l’écriture. Étude de cas.

Version : 5 février 2022
Sophie Vela

Préambule

Dans le cadre de son mémoire de DNSEP Design Graphique (à paraître), Sophie Vela choisit de s’intéresser à l’écriture inclusive, au mouvement de la typographie inclusive et à leur lisibilité pour les personnes ayant des difficultés de lecture. Au cœur de cette recherche, quelques caractères typographiques sont présentés et repris dans cet article.

Résumé

Parmi les nombreux caractères développés ces dernières années, trois d’entre eux ont particulièrement retenu mon attention, chacun pour une raison particulière. Ce sont sur ces trois fontes que je vais m’attarder, comme une entrée dans ma recherche, la contextualisant. Eugénie Bidaut, Clara Sambot et Louis Garrido, les dessinateur·ices de ces trois caractères, sont des membres actif·ves de la collective Bye Bye Binary[1], et tous·tes jeunes diplômé·es d’écoles d’art et design graphique.

1. Adelphe (2021-2022)

L’Adelphe est une fonte complète, aux multiples formes et déclinaisons, pouvant s’adapter aux besoins de tous·tes. La volonté de sa créatrice, Eugénie Bidaut, était de proposer un caractère qui puisse être utilisé dans des corps de textes importants, voire pour la composition de livres, le tout avec un gris typographique homogène. Parce que si les propositions typographiques sont nombreuses, rares sont celles qui sont adaptées à la rédaction de textes longs.

Le caractère se décline en trois graisses de garaldes (auxquelles seront prochainement ajoutées gras et italiques) : Germinal, Floréal et Fructidor. Ces trois noms, issus du calendrier révolutionnaire[2], font référence à une éclosion (ces noms correspondent respectivement aux périodes de développement de la sève, d’épanouissement des fleurs, et des fruits mûrs). Ce choix de terminologies, tout comme le nom du caractère, tiré du grec, est un pied de nez aux réactions conservatrices contre l’écriture inclusive. Le terme épicène « adelphe » est également beaucoup utilisé dans les milieux queers et féministes pour désigner sa famille de cœur et pour éviter d’utiliser les mots genrés « sœur » et/ou « frère ». Par ailleurs, un remplacement que Léa Murat n’hésite pas à rendre automatique dans sa fonte Subversifve[3].

Les trois formes de l’Adelphe sont prévues pour des usages distincts.

Le Germinal se compose d’un point médian et de ligatures inclusives, pour une utilisation « classique » de l’écriture inclusive avec point médian. Les caractères ont été travaillés avec précision pour un gris typographique optimal, avec notamment un point médian d’une hauteur différente selon qu’il est placé dans un mot en bas-de-casses ou en capitales, mais aussi des approches adaptées à un texte composé de nombreuses ligatures.

Le Floréal va plus loin, proposant une nouvelle forme de ponctuation, qui n’interrompt plus les mots, ni ne sépare le féminin du masculin. Ici, les deux formes de genre sont condensées, et des signes diacritiques souscrits[4] y sont ajoutés, placés sous les lettres pour signifier le début de la terminaison masculine et le début de la féminine (pour insister sur les deux marques de genre, et non seulement sur le féminin).

La Fructidor est la graisse la moins binaire du caractère, utilisant un nouveau glyphe neutre pouvant se substituer à toute terminaison. Cette sorte de E renversé et dessiné en un trait est une nouvelle référence aux origines de la calligraphie et de l’imprimerie. Inspirée par les planches calligraphiques de Claude Mediavilla[5] et par l’épigraphie des premiers caractères d’imprimerie comme des inscriptions lapidaires gallo-romaines, Eugénie Bidaut fait à nouveau référence à l’histoire de l’écriture pour s’inscrire dans une recherche typographique contemporaine.

Eugénie Bidaut, Adelphe, 2021. Extraits de Orlando, Virginia Woolf, 1928.

Source: Eugénie Bidaut, Adelphe, 2021. Extraits de Orlando, Virginia Woolf, 1928.

La particularité de l’Adelphe est la façon dont i·el est programmé·e. Membre du QUNI[6], sa dessinatrice a ainsi créé des fonctions de substitution, soit le remplacement automatique d’un caractère par un autre. Par exemple, étudiant..e devient automatiquement étudiant•e, sans la complexité du raccourci clavier à 4 touches. Le point médian est ensuite substitué aux glyphes inclusifs.

Cette proposition typographique est pertinente pour la diversité de ses graisses et sa facilité d’utilisation. On peut simplement l’imaginer en usage dans divers documents, permettant à chacun·e d’utiliser la déclinaison qui lui semble la plus appropriée.

2.Cirrus Cumulus (2020)

exemple de composition typographique pour la contraction des mots « elle » et « eux » avec le Cirrus Cumulus de Clara Sambot

Source: exemple de composition typographique pour la contraction des mots « elle » et « eux » avec le Cirrus Cumulus de Clara Sambot

Le Cirrus Cumulus, dessiné par Clara Sambot, a pour référence les schémas scientifiques et la volonté de pouvoir dessiner des schémas avec une fonte, de façon modulaire. Ce caractère fonctionne donc avec plusieurs « modules » de ligatures, qui viennent remplacer le point médian ou tout autre signe utilisé pour séparer les terminaisons féminines et masculines. Cette fonte m’a interpellée pour les possibilités qu’elle offre non pas de séparer les lettres mais bien de les relier, de créer du lien entre féminin et masculin. Cela crée une fluidité, un enchaînement sans rupture entre les différents signes typographiques. Cela permet aussi plus de libertés, comme celle de choisir de mettre une distance entre le féminin et le masculin, distance plus ou moins grande selon le nombre de signes modulaires dactylographiés.

L’autre particularité de ce caractère est qu’il n’est composé d’aucune courbe, contrairement aux dessins typographiques plus habituels. Cherchant à briser les angles, en simplifiant le trait au maximum, il prend sa base sur des pixels et, en informatique, un cercle est un ensemble de pixels carrés, et non de courbes. Cette construction renvoie aux caractères utilisés sur les premiers moniteurs et composés en bitmap à partir de matrices composées de peu de points, tel que le VG5000 de Phillips (1986). Cet ordinateur a d’ailleurs inspiré à Justin Bihan et Chloé Bernhardt, pour leur projet de diplôme, la police du même nom, cette fois en lui ajoutant des courbes, et un échantillon de glyphes inclusifs[7].

En plus des nombreux caractères de liaison, la fonte se compose de quelques glyphes inclusifs (10) tels que i·e ou é·e. Libre donc à chacun·e de s’en emparer de la façon de son choix.

Enfin, le Cirrus Cumulus m’interpelle pour ses formes géométriques qui font écho aux normographes, ces objets utilisés pour l’apprentissage de l’écriture. On peut facilement se projeter dans des outils permettant aux enfants en apprentissage de moduler les mots avec les différentes ligatures, et ainsi de s’approprier cette forme d’écriture, et de comprendre l’enjeu de lier les marques de genre dans un même mot. L’objet normographe est d’ailleurs au cœur du travail d’Eloïsa Perez[8] sur l’apprentissage de l’écriture aux enfants, et des « NONO-normographes » ont été créés par la collective Bye Bye Binary pour d’autres caractères lors d’un workshop à la Maison Populaire de Montreuil en juillet 2021.

Sources : à gauche, Eloïsa Perez, Du geste à l’idée: formes de l’écriture à l’école primaire, 2013-2015, ANRT ; à droite, Eugénie Bidaut, NONO-normographe pour l’Adelphe, 2021 

Sources : à gauche, Eloïsa Perez, Du geste à l’idée: formes de l’écriture à l’école primaire, 2013-2015, ANRT ;
à droite, Eugénie Bidaut, NONO-normographe pour l’Adelphe, 2021

À travers le Cirrus Cumulus, de même que pour l’Adelphe, la dessinatrice se réapproprie un langage qu’on imagine réservé à une élite, celui de la science et des mathématiques, tout en créant des caractères porteurs d’éléments pouvant simplifier leur apprentissage.

 

3.Not Comic Sans (2021-2022)

La dernière fonte qui a retenue mon attention se réapproprie cette fois un caractère plus « populaire », souvent moqué dans le milieu du graphisme, ayant pourtant un rôle important : la Comic Sans MS. Dessiné par le typographe Vincent Connare en 1995, ce caractère est aujourd’hui souvent considéré comme un running gag, une fonte que personne n’utilise de façon sérieuse car trop fantaisiste, une blague privée entre graphistes. Louis Garrido a fait le pari de rendre sérieuse la Comic, en dessinant le caractère Not Comic. Le dessin original avait été conçu sans prendre en compte les règles typographiques habituelles, à la marge des attentes techniques. Son dessin manuel est fait de courbes asymétriques, de boucles de tailles différentes, de montantes et descendantes inégales. Avec la Not Comic, le graphiste décide de redresser les courbes, de rééquilibrer les lignes.

Ce projet, initialement porté par Harrisson[9] puis repris par Olivier Bertrand[10], a été confié à Louis Garrido, qui a accepté de s’en emparer à l’unique condition qu’il puisse y ajouter des glyphes inclusifs.

Si le caractère tend vers quelque chose de plus rigide que son corps de base, les glyphes inclusifs, eux, sont plus « détendus ». Ils se bousculent de façon festive, en contraste avec les autres signes typographiques, mais aussi avec le nom de cette nouvelle fonte peu comique. Dessinées sur un logiciel libre, ces ligatures se libèrent des normes que l’on tente d’ajouter à un caractère justement hors-norme. Elles se rapprochent, sont sujettes à la gravité, suggèrent des mouvements.

Source: exemple de composition typographique avec le Not Comic Sans.

Source: exemple de composition typographique avec le Not Comic Sans.

S’il m’a semblé essentiel de m’attarder sur ce projet, c’est parce qu’il apporte presque une réponse concrète à la question centrale de ma recherche : ajouter des glyphes inclusifs à un caractère destiné à faciliter la lecture, créé en premier lieu pour les enfants et aujourd’hui majoritairement utilisé par les instituteur·ices pour l’apprentissage de la lecture.

Cette fonte brise les normes de ces dessins censés aider à lire, réduire les difficultés, s’adapter aux personnes dys, et fait le lien entre caractères inclusifs et caractères accessibles, que j’étudierai plus précisément dans un prochain article.

Conclusion

Ces caractères typographiques ne sont qu’un échantillon des différentes propositions associées au mouvement de la Typographie Inclusive[11]. Si la langue française est une langue vivante, pourquoi son écriture n’en serait-elle pas de même? Pour permettre à chacun·e de se sentir concerné·e lors de ses lectures, il est primordial de s’affranchir des normes construites jusqu’ici, d’en créer de nouvelles à l’image de nos identités fluides.

Les trois caractères présentés ici font partie d’un inventaire plus vaste des pratiques typographiques post-binaires à paraître sur ce site dans le courant du premier trimestre 2022. Cet inventaire permettra de rendre compte de l’ampleur du mouvement et des recherches typographiques en cours.
Le Cirrus Cumulus est en téléchargement libre sur la fonderie Velvetyne. L’Adelphe et le Not Comic seront bientôt disponible sur la typothèque de Bye Bye Binary, actuellement en cours de construction.

  1. Bye Bye Binary est une collective franco-belge créée en 2018, qui propose d’explorer de nouvelles formes graphiques et typographiques adaptées à la langue française, notamment la création de glyphes prenant pour point de départ, terrain d’expérimentation et sujet de recherche le langage et l’écriture inclusive
  2. Calendrier créé pendant la Révolution Française et utilisé de 1762 à 1806 ainsi que pendant la Commune de Paris. Son but était de s’éloigner du calendrier grégorien lié au christianisme. Egalement appelé calendrier Républicain
  3. Grâce à un système de ligatures, écrire frère.soeur se transforme automatiquement en « adèlphe », père.mère en « parent » , copain.copine en « copaine », etc.
  4. Signes généralement ajoutés aux lettres de l’alphabet pour en modifier la prononciation (accents), ici placés sous les lettres.
  5. Calligraphe et dessinateur de caractères français né en 1947.
  6. Le QUNI (Queer Unicode Initiative) est un groupe travaillant à intégrer les nouveaux caractères (non-binaires) au système nicode, avec «l’ambition de coordiner collectivement le travail des dessinateur·ices de fontes qui intègrent des glyphes inclusifs pour faciliter leur production, accroître leur accessibilité, notamment dans les logiciels de traitement de texte grand public.» (d’après le lexique présent sur le site de Bye Bye Binary)
  7. VG5000, Justin Bihan et Chloé Bernhardt, 2018.
  8. Eloïsa Perez est une designer graphique et typographe dont le travail est axé autour des questions d’apprentissage, de transmission des savoirs, et du rôle du graphisme dans celles-ci.
  9. Graphiste français né en 1972, typographe et enseignant en communication visuelle à l’Ecole de Recherche Graphique de Bruxelles
  10. Graphiste français co-fondateur de la maison d’édition Surface Utiles (2017) et de la revue typographique La Perruque
  11. Voir le communiqué de la collective Bye Bye Binary – « La typographie inclusive, un mouvement féministe/queer/trans-pédé-bi-gouine » – https://genderfluid.space/2020_10_25_communique-presse-ByeByeBinary.pdf

Sophie Vela

Sophie Vela, est diplômée de l’EESAB (Ecole Européenne Supérieure de Bretagne) à Rennes en 2023. Depuis 2021, elle axe sa recherche sur la lisibilité des écritures inclusives. Elle est également co-fondatrice de la collective militante Les Mots de Trop.