L'effet de design

La théorie de « l’effet design » appliquée à la typographie inclusive.

Version : 1 mars 2024
Ariane Barba

Dans le cadre de son mémoire de Master en communication visuelle et graphisme, à l’Académie des Beaux Arts de Tournai, Ariane Barba se pose la question de la responsabilité dans la pratique du design graphique. Ce texte est un extrait du chapitre « Pourquoi les designer·euses graphiques doivent-iels être conscient·es de leur responsabilité ? », elle y aborde le caractère typographique dans le but d’interroger le rôle d’un objet de design et sa réception dans nos sociétés occidentales. Cet exemple permet de mettre en lumière la théorie de «l’effet de design » par une application concrète, consciente et politique.

a) Beaux-arts ou science sociale, la place de l’Autre dans la pensée de Jorge Frascara

 

Certain·es se sont déjà penché·es sur cette grande question de l’impact du design sur les sociétés, notamment Jorge Frascara. Ce leader argentin de la communication visuelle a publié divers ouvrages et écrits au sujet de la production graphique et de sa réception. En 1988, l’article « Graphic Design : fine art or social science ? » paru dans la revue Design Issues[1], déplore le manque de critiques dû à l’absence de théories sur le graphisme. Ces vides amputent le design graphique d’une architecture et d’un squelette qui le rendraient à la fois plus compréhensible et plus solide : « Le graphisme existe depuis assez longtemps pour que son rôle dans la société soit facilement compris. Cependant, à la différence de l’architecture, de la littérature ou des beaux-arts, il s’est développé sans trop de réflexion théorique. » Jorge Frascara, 1988

Un des points que Frascara aborde est la réception du graphisme par l’Autre, en mettant en relation les sciences sociales et le design. Ainsi, il impose la notion de responsabilité dans la pratique du design graphique. En effet, pour l’auteur, « le design graphique est l’activité qui organise la communication visuelle dans la société. Il se préoccupe de l’efficacité de la communication, de la technologie utilisée pour sa mise en œuvre et de l’impact social qu’elle produit, autrement dit, de la responsabilité sociale. » Frascara estime que la responsabilité sociale dans le domaine du graphisme concerne, par exemple, « l’impact de toute communication visuelle sur la communauté et la manière dont son contenu influence les gens, [ou encore] l’impact de toute communication visuelle sur l’environnement visuel. »

« Les designers responsables deviennent actifs dans la définition de leur propre rôle, et des paradigmes au sein desquels ils opèrent. Le designer devrait dépasser la mise en forme d’éléments visuels constitutifs d’une campagne de communication et participer à la conception et à la poursuite d’une utopie réalisable, ainsi qu’au développement de la stratégie de communication à envisager. » [2]Jorge Frascara, 1997

Si les productions existent en partie à travers leur réception, elles prennent leur sens dans l’impact qu’elles provoquent chez l’Autre. Stéphane Vial théorise et développe cette idée de répercussion inévitable par ce qu’il nomme « l’effet de design ».

Dans son ouvrage Court traité du design, paru en 2014, le philosophe Stéphane Vial[3] aborde la manière dont le design « affecte, structure et encadre notre expérience quotidienne par la production d’effets »[4]. Apparaît ainsi « l’effet de design ».

Pour l’auteur, l’effet de design permet de rendre intelligible la distinction entre un objet et un objet design. Si nous ne pouvons pas confondre le travail de Barbara Kruger et les affiches d’Adopte récupérant pourtant sa signature graphique, comment expliquer cette distinction ? Au-delà d’une distinction basée sur des critères physiques, il existe un aspect spécifique au design qui réside dans cet effet. Si l’objet de design peut se distinguer par des choix esthétiques (formes, matières, couleurs), il serait réducteur de l’enfermer dans cette seule perspective. Car au-delà de son aspect, il s’agit d’une interaction avec l’utilisateur et l’environnement. Ainsi, il apparaît que l’utilisation de l’objet de design produit une sorte d’effet, un ressenti. Il n’est plus quelque chose qui est mais devient un événement, une chose qui se passe, qui se vit. Là où il y a du design, on ressent un effet. Le design n’est plus la chose en elle-même mais ce qu’il y a autour, ce qui en découle. « L’effet de design apparaît donc comme un événement qui se produit dans une expérience d’usager et transforme un usage brut comme une expérience à vivre. »[5]

b) Un effet tridimensionnel

L’effet design dont nous parlions ci-dessus, est défini par Stéphane Vial comme un système composé de trois principes imbriqués.

1. L’effet ontophanique : qui propose de vivre de nouvelles expériences, de modifier l’existence. Le design met en forme, de manière nouvelle, des dispositifs qui impactent les pratiques sociales, créant ainsi des formes nouvelles d’être et d’exister avec les autres.

2. L’effet callimorphique : l’effet de beauté formelle. Læ designer·euse est à l’origine d’une forme harmonieuse : « le design joue un rôle désormais essentiel dans nos sociétés postmodernes. C’est lui qui endosse désormais la responsabilité de satisfaire notre besoin fondamental de beauté »[6]. Cette dimension rappelle le design comme dessin, la question de l’esthétique n’est pas à exclure, elle n’est pas le cœur de la réflexion design, mais l’un de ses jalons.

3. L’effet socioplastique : la réforme sociale par la valeur d’usage de la production. Il s’agit de « la volonté de transformer la société et de faire advenir un monde meilleur [qui] est le cœur utopique du design »[7]. La dimension sociale du design l’inscrit dans une démarche pour autrui ; tournée vers l’Autre.

Les trois dimensions évoquées sont intimement imbriquées les unes aux autres. Si le design existe par l’esthétique, les enjeux contemporains lui attribuent une notion d’utilité et de service. De cette manière, il évolue en acte social influençant l’existence des individu·es et des sociétés. Les designer·euses sont en grande partie responsables de la perpétuation ou des transformations des normes de beauté, de surreprésentation de certaines catégories de personnes ou de sexualités. Ce trio semble former un tabouret qui nécessite un équilibre entre ses pieds, pour lui offrir toute la stabilité nécessaire à son usage.

Effet de design schéma

• L’exemple de la typographie inclusive

Iel est dégenrée

Source : Iel est dégenrée — Not Comic Sans, Adelphe, Cirrus Cumulus

Les recherches récentes sur l’inclusivité dans la typographie permettent d’illustrer cette tridimensionnalité. Les typographies inclusives – aujourd’hui appelées post-binaires dans ces pages – ont pour objectif premier la recherche d’égalité par la suppression des dominations dans le langage et l’écriture. Elles accompagnent les langages inclusifs dans ce besoin d’intégrer tous les genres. En effet, le mémoire[8] de Sophie Vela se penche sur la manière dont l’écriture inclusive peut être rendue accessible à tous·tes. Il s’avère que son étude[9], réalisée auprès de personnes concernées après la rédaction de ce mémoire, invalide les arguments prônant l’incapacité des personnes dyslexiques et neuro-atypiques à se saisir de l’écriture et de la typographie inclusives. Comme en témoigne une personne concernée interrogée dans sa recherche, « il faut arrêter de croire que parce que les dys ont un système d’apprentissage différent, iels sont incapables d’apprendre. »[10] Avec ses aspirations féministes intersectionnelles, ce type de caractères typographiques demande une remise en cause du système validiste et sexiste.[11]

Source : Manon Molinaro, Dyslexie, 2015. Campagne de 4 affiches pour la sensibilisation à la dyslexie.

Source : Manon Molinaro, Dyslexie, 2015. Campagne de 4 affiches pour la sensibilisation à la dyslexie.

Ces enjeux sociaux prennent forme dans la création de nouveaux caractères typographiques. La lecture d’un texte devient une nouvelle expérience, où l’adaptation nécessaire participe d’une réflexion autour de la problématique sociale traitée par la forme.

« Les graphistes et typographes se positionnent alors en chirurgien·nes dans leur espace d’expertise qu’est la création de nouveaux glyphes et proposent ainsi des formes d’« amoureux·se ». Ces recherches graphiques sur la typographie inclusive relèvent d’une urgence et d’une nécessité existentielles. »[12] Camille Circlude & Christella Bigingo, 2021

Source : Bye Bye Binary, BBB Baskervvol, 2022. Visuel pour le lancement de la typothèque BBB et du Queer Unicode Initiative.

La collective Bye Bye Binary[13] s’empare de cette question et propose notamment le caractère typographique BBB Baskervvol. Ce détournement du Baskervville, fort de sens, met en lumière l’histoire de ce caractère mondialement connu et utilisé : « Le Baskervvol est une reprise par BBB du Baskervville de l’Atelier national de Recherche typographique (ANRT), lui-même repris du Baskerville de Claude Jacob de 1784, dessiné par John Baskerville en 1750. John Baskerville est un cas exemplaire de l’invisibilisation des femmes dans l’histoire de la typographie. Sarah Eaves, sa compagne et associée, qui reprit l’imprimerie à la mort de Baskerville, n’a jamais été créditée pour son travail bien qu’elle ait largement participé à l’élaboration de caractères et d’imprimés commercialisés par son mari ».[14]

Puisque cette pratique s’inscrit dans l’évolution des sociétés, Stéphane Vial rappelle la nécessité de résister à la tentation de faire du capital la fin du design, ce qui n’exclut pas – pour lui – le besoin de l’accepter en tant que moyen. Le design devient marketing lorsque capital et fin se confondent. Il « tombe (alors) dans l’écueil mercatique »[15]. Le design doit « produire un ‘effet de design’ au service des individus » et non ‘une valeur ajoutée’ aux services des marques »[16], autrement dit du client, idée qui se retrouve dans l’existence du caractère BBB Baskervvol.

« Le designer […] ne jouit pas d’une liberté sans bornes. Il est soumis à un faisceau complexe de contraintes et de normes en évolution permanente. Mais surtout : il est soumis au verdict des usagers. Il ne travaille pas seulement à partir de son désir propre (condition qui demeure toutefois indispensable à tout travail créatif), mais à partir du désir de l’autre. […] Il œuvre au service des gens et, à ce titre, il a une responsabilité envers autrui. »[17] Stéphane Vial, 2014

Ainsi, prendre conscience de cette notion d’effet invite à penser la conception d’un projet en adéquation avec les trois dimensions évoquées. Il semblerait que pour répondre à ces attentes, cet effet de design s’appuie sur la responsabilité des designer·euses graphiques en amont et tout au long de leurs productions.

 

  1. Jorge Frascara, “Graphic Design: Fine Art or Social Science?”, Design Issues, Vol.V, N°1, 1988
  2. Jorge Frascara, User-Centred Graphic Design : Mass Media or Social Science, CRC Press, 1997, p. 31.
  3. Maître de conférences en design à l’université de Nîmes et chercheur à l’Institut ACTE (UMR 8218), université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Il a été professeur de philosophie à l’école Boulle (Paris).
  4. M. N. Folkmann, Préface de Stéphane Vial, Court traité du design, PUF, 2014.
  5. Enora Schmit, Invisible Design : la part belle à l’invisible, UFR humanités Département des Arts Université Bordeaux III, 2013.
  6. Stéphane Vial, op. cit., 2014.
  7. loc. cit.
  8. Sophie Vela, Avez-vous pensé aux marges?, mémoire de DNSEP, 2023
  9. Sophie Vela, «Écriture inclusive: obstacle infranchissable pour les personnes dys? Synthèse d’une étude de lisibilité», Révolution typographique post-binaire, 2022/ [en ligne]
  10. Extrait d’un échange avec Louna, avec qui Sophie Vela a été en contact tout au long de sa recherche. Elle est dyspraxique, TDAH, queer, et diplômée en graphisme.
  11. « Un billet pour dénoncer la récupération du handicap par les personnes qui s’opposent à l’écriture inclusive. Écrit par les personnes concernées par le validisme et le sexisme, ce billet demande aux personnes non concernées de cesser de brandir l’argument de la cécité, de la dyslexie ou de la dyspraxie pour justifier leur position, et aux personnes concernées mais réactionnaires d’arrêter de parler au nom de toute la communauté handie. » Les membres du GRAF, «Contre la récupération du handicap par les personnes anti-écriture inclusive», Hypothèses, 2020 [En ligne]
  12. Camille Circlude & Christella Bigingo, « De la nécessité d’étudier la lisibilité des nouvelles formes typographiques non-binaires (ligatures et glyphes inclusives), les alternatives au point médian et au doublet observées dans les milieux activistes, queers et trans-pédé-bi-gouines. », Révolution typographique post-binaire, 2021. [En ligne]
  13. ​Bye Bye Binary (BBB) est une collective belgo-française, une expérimentation pédagogique, une communauté, un atelier de création typo-graphique variable, un réseau, une alliance.
  14. Bye Bye Binary, « Imaginaires typographiques inclusifs, queers et non binaires », RADDAR, Design politics, vol. 3, Lausanne, T&P Work UNit, 2021, p. 16-29.
  15. Stéphane Vial, op. cit, 2014
  16. loc. cit.
  17. loc. cit.

 

Ariane Barba

Après de longues tergiversations dans le monde des écoles d’arts, diplômée d’un master en graphisme et communication visuelle à l’Académie des Beaux-Arts de Tournai, Ariane Barba aime penser qu’on pourrait tout faire différemment et peut-être mieux. Est-ce que le graphisme y participe ? Absolument.