In principio erat verbum[1]
On pourrait penser que le langage n’est qu’un véhicule d’informations, un outil de communication neutre en lui-même, transportant la pensée de ses locuteur·ices sans l’altérer. Mais les mots façonnent le réel (j’entends par là le réel social) autant qu’ils sont façonnés par lui, lors d’un jugement, d’un mariage ou de la moindre déclaration administrative, c’est le langage qui crée le réel. En affectant le corps social, le langage prend également effet sur les conditions matérielles d’existence de ses locuteur·ices, il ne s’agit donc pas d’une considération à prendre à la légère. Il est tout à la fois le miroir, l’instrument et le moule de la société. C’est ce qu’en linguistique et en anthropologie on appelle l’hypothèse de Sapir-Whorf. Celle-ci soutient que les représentations mentales dépendent des catégories linguistiques, autrement dit que la façon dont on perçoit le monde dépend du langage.
Je dis que même les catégories abstraites et philosophiques agissent sur le réel en tant que social. Le langage projette des faisceaux de réalité sur le corps social. Il l’emboutit et le façonne violemment. Les corps des acteurs sociaux, par exemple, sont formés par le langage abstrait aussi bien que par le langage non abstrait. Car il y a une plastie du langage sur le réel. (Wittig, 1992)
C’est ainsi que, chaque fois que le masculin est utilisé comme neutre, est réaffirmée l’idée selon laquelle « la femme se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre.» (Beauvoir, 1949)
La forme abstraite, le général, l’universel, c’est bien ce que le prétendu genre masculin grammatical veut dire. Historiquement, on peut constater que la classe des hommes s’est approprié l’universel et la possibilité de le manipuler à son compte sans qu’il semble même y avoir abus de pouvoir, en somme « naturellement »[2] Il faut bien comprendre que les hommes ne sont pas nés avec une capacité pour l’universel qui ferait défaut aux femmes à la naissance, réduites qu’elles seraient par constitution au spécifique et au particulier. Que l’universel ait été approprié historiquement, soit. Mais un fait de telle importance en ce qui concerne l’humanité n’est pas fait une fois pour toutes. Il se refait, se fait sans cesse, à chaque moment, il a besoin de la contribution active, hic et nunc, de l’ensemble des locuteurs pour prendre effet sans relâche. Il s’agit d’un acte perpétré par une classe contre l’autre et c’est un acte criminel. Ainsi donc, des crimes sont commis dans le langage au plan des concepts, en philosophie et en politique. (Wittig, 1992)
Une des solutions possibles à la correction de cette injustice, de cette « violence symbolique » comme dirait Bourdieu[3] est de visibiliser le féminin dans le langage afin de réintégrer les femmes dans nos systèmes de représentations. Car dans les faits, les femmes ne se sentent pas ou peu incluses dans le « masculin-neutre ».
Par exemple, en 1983, une étude a été menée sur des étudiant·es, celle-ci mesurait l’attractivité d’une carrière en psychologie pour les femmes en interrogeant les étudiant·es après leur avoir fait lire un paragraphe sur les standards d’éthique dans la profession. Les résultats ont montré que lorsque he or she ou she or he était utilisés plutôt qu’un he seul (ayant dans ce cas-ci valeur de neutre comme le « il » français), le métier apparaissait significativement plus attractif pour les femmes, et ce aux yeux des femmes comme des hommes (Briere et Lanktree, 1983). De nombreux travaux de recherches semblables publiés entre 1973 et aujourd’hui ont eu des résultats très similaires. (Bern & Bern, 1973 ; Moulton & Robinson & Elias, 1978 ; Stericker 1981 ; Wise & Rafferty, 1982 ; Dayhoff, 1983 ; Briere & Lanktree, 1983 ; Hyde, 1984 ; Shepelak & Ogden & Tobin-Bennett, 1984 ; Brooks, 1988 ; Hamilton, 1988 ; Wilson, 1988 ; Khosroshahi, 1989 ; Gastil, 1990 ; Hamilton, 1991 ; Cronin & Jreisat, 1995 ; Parks & Roberton, 1998 ; Madson & Hessling, 1999 ; Parks, 2000 ; Armengaud, 2003 ; Baider & Khaznadar & Moreau, 2007 ; Stahlberg & Braun & Irmen & Sczesny 2007 ; Landry & Brauer, 2008 ; Elmiger, 2008 ; Prewitt-Freilino & Caswell & Laakso, 2012 ; Abbou, 2013 ; Abbou, 2015 ; Elmiger, 2015 ; Gabriel & Gygax, 2016 ; Sato & Öttl & Gabriel & Gygax, 2016 ; Abbou 2017 ; Gygax & Elmiger & Zufferey & Garnham & Sczesny & von Stockhausen & Braun & Oakhill, 2019 ; Gygax & Gabriel & Zufferey 2019 ; Viennot, 2019 ; Gygax & Sato & Öttl & Gabriel 2021)
Une autre étude, française cette fois, publiée en 2005 et menée sur des élèves de quatrième et de troisième a montré une augmentation significative du sentiment d’auto-efficacité[4] des filles sur les professions stéréotypées masculines (et/ou à un haut statut social) lorsqu’une forme épicène était utilisée dans la rédaction de leurs descriptifs. Autre résultat intéressant et moins attendu de cette étude, les formes épicènes sont également bénéfique au sentiment d’auto-efficacité des garçons, les chercheur·ses supposent que cela pourrait être dû au fait qu’une forme masculine seule perpétue l’idée d’un masculin hégémonique potentiellement intimidant pour les jeunes garçons et que la présence du féminin participerait à rassurer. (Chatard & Guimond & Martinot, 2005)
Toutes ces études sont autant de preuves que la représentation du genre d’un·e individu·e dans le langage conditionne de manière non-négligeable la place qu’i·el se sent légitime à occuper dans la société et donc que l’écriture inclusive ou épicène est un moyen efficace pour participer à la construction d’un monde social plus égalitaire.
Bibliographie
Abbou J. (2013). Pratiques graphiques du genre. Langues et cité, DGLF – Observatoire des pratiques linguistiques, Féminin, Masculin : la langue et le genre, 24, 4 – 5.
Abbou, J. (2015). Agir sur la langue pour agir sur le monde : Micropolitiques linguistiques autogérées du genre dans les brochures libertaires. Recherches sur la philosophie et le langage, Paris : Vrin, Langage et Action, 31, 151 – 165.
Abbou, J. (2017). (Typo)graphies anarchistes. Où le genre révèle l’espace politique de la langue. Mots. Les langages du politique, 1(1), 53 – 72.
Armengaud, F. (2003). Claire Michard : Le sexe en linguistique. Sémantique ou zoologie ? Nouvelles Questions Féministes, 1(1), 138 – 143.
Austin, J. L. (1962). How to do things with Words : The William James Lectures delivered at Harvard University in 1955, Oxford, J.O. Urmson.
Baider, F., Khaznadar, E. & Moreau, T. (2007). Les enjeux de la parité linguistique. Nouvelles Questions Féministes, 3(3), 4 – 12.
Beauvoir, S. (1949). Le Deuxième Sexe tome 1, Paris, Gallimard.
Bern, S., Bern, D. (1973). Does sex-biased job advertising “aid and abet” sex discrimination ? Journal of Applied Social Psychology, 3, 6 – 18.
Bourdieu, P. (1997). Méditations pascaliennes, Paris, Seuil.
Bourdieu, P. (1998). La domination masculine, Paris, Seuil.
Braun, F., & Oakhill, J. (2019). a language index of grammatical gender dimensions for those interested in the impact of grammatical gender on the way we perceive women and men. Frontiers in Psychology, 10 : 1604.
Briere, J., Lanktree, C. (1983). Sex-role related effects of sex bias in language. Sex Roles 9, 625 – 632.
Brooks, L. (1988). Sexist language in occupational information : Does it make a difference ? Journal of Vocational Behavior, 23, 227 – 232.
Chatard, A., Guimond, S., & Martinot, D. (2005). Impact de la féminisation lexicale des professions sur l’auto-efficacité des élèves : Une remise en cause de l’universalisme masculin ? [Occupational self-efficacy as a function of grammatical gender in French]. L’Année Psychologique, 105(2), 249 – 272.
Cronin, C., Jreisat, S. (1995). Effects of modeling on the use of nonsexist language among high school freshpersons and seniors. Sex Roles, 33, 819 – 830.
Dayhoff, S.A. (1983). Sexist language and person perception : Evaluation of candidates from newspaper articles. Sex Roles 9, 527 – 539.
Dorlin, E. (2011). Homme / Femme : Des technologies de genre à la géopolitique des corps Critique, 1(1-2), 16 – 24.
Elmiger, D. (2008). Abréger les femmes pour mieux les nommer : féminisation de la langue et techniques abréviatives. Sêméion : travaux de sémiologie, 6, 119 – 125.
Elmiger, D. (2015). Masculin, féminin : et le neutre ? Le statut du genre neutre en français contemporain et les propositions de “neutralisation” de la langue. Implications philosophiques.
Gabriel, U., & Gygax, P. (2016). Gender and linguistic sexism. Language as social action, 21, Advances in intergroup communication, 177 – 192.
Gastil, J. (1990). Generic pronouns and sexist language : The oxymoronic character of masculine generics. Sex Roles, 23, 629 – 643.
Gérardin-Laverge, M. (2020). Queeriser la langue, dénaturaliser le genre. Cahiers du Genre, 69, 31 – 58, Paris, L’Harmattan.
Gygax, P., Gabriel, U. & Zufferey, S. (2019). Le masculin et ses multiples sens : Un problème pour notre cerveau… et notre société. Savoirs en Prisme, 10.
Gygax, P. M., Elmiger, D., Zufferey, S., Garnham, A., Sczesny, S., von Stockhausen, L.,
Gygax, P. & Sato, S. & Öttl, A. & Gabriel, U. (2021). The masculine form in grammatically gendered languages and its multiple interpretations : a challenge for our cognitive system. Language Sciences, 83.
Hamilton, M. (1988). Using masculine generics : Does generic he increase male bias in the user’s imagery ? Sex Roles, 19, 785 – 798.
Hamilton, M. C. (1988). Masculine generic terms and misperception of AIDS risk. Journal of Applied Social Psychology, 18(14), 1222 – 1240.
Hamilton, M. C. (1991). Masculine bias in the attribution of personhood. Psychology of Women Quarterly, 15, 393 – 402.
Hyde, J. S. (1984). Children’s understanding of sexist language. Developmental Psychology, 20(4), 697 – 706.
Khosroshahi F. (1989). Penguins Don’t Care, but Women Do: a Social Identity Analysis of a Whorfian Problem. Language in Society, 18(4), 505 – 525.
Labrosse, C. (1996). Pour une grammaire non sexiste, Montréal, éditions du remue-ménage.
Landry, M. & Brauer, M. (2008). Un ministre peut-il tomber enceinte ? L’impact du générique masculin sur les représentations mentales. L’année psychologique, 108(2), 243 – 272.
Madson, L. & Hessling, R.M. (1999). Does Alternating Between Masculine and Feminine Pronouns Eliminate Perceived Gender Bias in Text ? Sex Roles, 41, 559 – 575.
Moulton, J., Robinson, G. M. & Elias, C. (1978). Sex bias in language use : “Neutral” pronouns that aren’t. American Psychologist, 33(11), 1032 – 1036.
Parks, J.B., Roberton, M.A. (1998). Contemporary Arguments Against Nonsexist Language: Blaubergs (1980) Revisited. Sex Roles, 39, 445 – 461.
Parks J. B. (2000). Development and validation of an instrument to measure attitudes toward sexist/nonsexist language, Sex Roles, 40, 477 – 494.
Prewitt-Freilino, J. L., Caswell, T. A., & Laakso, E. K. (2012). The Gendering of Language : a Comparison of Gender Equality in Countries with Gendered, Natural Gender, and Genderless Languages. Sex Roles, 66(3 – 4), 268 – 281.
Sato, S. & Öttl, A. & Gabriel, U. & Gygax, P. (2016). Assessing the impact of gender grammaticization on thought: a psychological and psycholinguistic perspective. Osnabruecker Beitraege zur Sprachtheorie.
Shepelak, N.J., Ogden, D. & Tobin-Bennett, D. (1984). The influence of gender labels on the sex typing of imaginary occupations. Sex Roles 11, 983 – 996.
Stahlberg, D. & Braun, F. & Irmen, L. & Sczesny, S. (2007). Representation of the sexes in language. Social Communication. 163 – 187.
Stericker, A. (1981). Does this “he or she” business really make a difference ? The effect of masculine pronouns as generics on job attitudes. Sex Roles 7, 637 – 641.
Viennot, É. (2019). Genrer, dégenrer, regenrer : la langue, un terrain de lutte pas comme les autres. Dire le genre. Avec les mots, avec le corps, Paris CNRS Éditions.
Wilson, E., Ng, S.H. (1988). Sex bias in visual images evoked by generics: a new zealand study. Sex Roles, 18,159 – 168.
Wise, E., Rafferty, J. (1982). Sex bias and language. Sex Roles 8, 1189 – 1196.
Wittig, M. (1992). The Straight Mind and Other Essays, Boston, Beacon Press.
- « Au commencement était le Verbe » Prologue de l’évangile selon Jean. ↑
- « La force de l’ordre masculin se voit au fait qu’il se passe de justification : la vision androcentrique s’impose comme neutre et n’a pas besoin de s’énoncer dans des discours visant à la légitimer. » (Bourdieu, 1998) ↑
- « La violence symbolique est cette coercition qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments qu’il a en commun avec lui » (Bourdieu, 1997) ↑
- Le sentiment d’auto-efficacité constitue la croyance qu’a un·e individu·e en sa capacité de réaliser une tâche. Plus grand est le sentiment d’auto-efficacité, plus élevés sont les objectifs qu’il ou elle s’impose et son engagement dans leur poursuite. La théorie de l’auto-efficacité a été élaborée par le psychologue canadien Albert Bandura dans le cadre théorique plus large de la théorie sociale cognitive. ↑