La typographie inclusive, non-binaire, post-binaire peut-elle être considérée comme une forme d’art ?
18/09/22 - 18:38 camillecirclude Non classé
- auteurice : a:1:{i:0;s:1:"3";}
- call_to_action :
- call_to_action_titre :
Commentaires fermés sur La typographie inclusive, non-binaire, post-binaire peut-elle être considérée comme une forme d’art ?
« Je comprends mieux votre projet, c’est un projet artistique,
une vue de l’esprit, il ne pourra jamais être implémenté. »

Source : Furter, L ; Salabert Triby, L., Patard, J. Agité·e, Exposition Subversif·ves, graphisme, genre & pouvoir, Mudac (Lausanne), 2021.
Voici une intervention qui a pu m’être faite à la suite d’une conférence, lors d’un moment d’échange avec le public, où je présentais les travaux sur la typographie inclusive, non-binaire, post-binaire. Situer ces travaux dans le champ artistique permettait à cette personne d’être rassurée quant à la possibilité que ces expérimentations deviennent un jour généralisées au point qu’il doive lui-même en faire usage. Placer ces travaux dans le champ artistique permettait une mise à distance rassurante pour lui.
À certains égards, je ne peux pas lui donner tort quand il évoque une « vue de l’esprit ». En effet, depuis les débuts des recherches dans ce domaine, la collective Bye Bye Binary prône la création de « nouveaux imaginaires ». Les recherches étaient si inexistantes que tout était à créer, inventer. À travers ces expérimentations typographiques, il s’agit avant tout d’un espace de représentation, et donc d’expression, pour des personnes (non-binaire, agenre, genderfluid, intersexe, …) ne se reconnaissant pas dans la binarité du régime de la différence sexuelle.
Des formes, comme le caractère Chaîne, recherche une esthétique proche de l’illisibilité, un aspect cryptique à décoder qui permet une reconnaissance par les initié·es. Ce caractère devient un signe de reconnaissance, un marqueur culturel, que seul·es les pair·es sont à même de reconnaître. Il s’agit aussi de multiplier les expériences afin de ne pas assigner de nouvelles normes et d’accueillir toutes les expérimentations y compris les plus complexes.

Source : Conant L., Chaîne, 2020.
Ces expérimentations typographiques produisent de la beauté, des formes de représentations de la réalité, des créations formelles, une expérience esthétique propre et un choc esthétique. En cela, elles peuvent être considérées comme de l’art si on s’en tient à la définition de l’art en vogue dans les années 70’ (Tatarkiewicz 1971). L’aspect pionnier des ces recherches permettent également de les classer dans le domaine artistique, c’est toute l’histoire des avant-gardes.
« (…) l’esthétique de la priorité l’emporte sur celle de la perfection, et la valeur de position historique, sur la valeur artistique absolue. »
(Klein, 1970, p. 19 in Moulin, 1986).
Par ailleurs, les dessinateur·ices de caractères typographiques poursuivent leur formation dans des écoles d’art, où les disciplines d’arts appliqués (design graphique, communication visuelle, typographie, …) côtoient les pratiques artistiques (dessin, peinture, sculpture, …), ce qui vient légitimer l’idée que la typographie est une forme d’art.

Source : Bartolini, T. & Circlude, C. Le génie isolé n’existe pas, Festival Extra!, Centre Pompidou (Paris). 2022.
En 2020, la Tribune de Genève définit le travail de Tristan Bartolini comme « la première typographie inclusive » et opère, par la même occasion, une distorsion historique puisqu’il ne s’agit en rien de la première. Comme l’indique Bye Bye Binary dans son communiqué de presse, « La typographie inclusive, un mouvement ! », ces recherches en typographie sont le fruit d’une action collective, d’un ensemble d’interactions, d’une variété d’acteurs sociaux (Becker, 1982 in Zolberg, 1990) et non le fait d’un génie isolé. Les pratiques collectives simultanées sont-elles ici considérées comme œuvre d’art, et par qui ?
L’espace médiatique semble encore fort peu enclin à considérer l’art en dehors de l’expression spontanée d’un génie individuel (Zolberg, 1990). Depuis 2020, certains médias (Le magazine M du Monde, Arte, Libération) ont rectifié le tir en présentant les travaux de façon plus collective, malgré tout le public a été marqué par la découverte de ces recherches au travers d’un seul nom qui reste gravé de façon erronée comme précurseur. En 2022, la programmation de la collective Bye Bye Binary au Centre Pompidou dans le cadre du festival Extra ! permet à la collective d’inviter, Tristan Bartolini, en combo avec Camille Circlude, à boucler la boucle de cette distorsion historique. Réuni·es en binôme pour la circonstance, nous déconstruisons l’idée romantique du génie isolé en détournant ses attributs vers le collectif. La position d’institutions comme celle du musée, qui glorifie des destins individuels au détriment de trajectoires collectives, est aussi questionnée dans notre proposition graphique.
Aujourd’hui, nous voyons apparaître cette forme de validation par certaines institutions culturelles qui passent commande de ces formes soit à des fins curatoriales ou à des fins communicationnelles. Ces institutions actionnent un triple effet de légitimation, à la fois celui de la légitimation des pratiques typographiques apportant la reconnaissance sociale aux dessinateur·ices, mais aussi leur propre légitimation en tant que dénicheur·ses de talents, cherchant continuellement de nouveaux artistes à promouvoir (Moulin, 1986), ainsi que la légitimation de leurs positions progressistes en faveur de l’inclusion de personnes minorisées. Il peut être à craindre une dérive de queerwashing dont il est important de se préserver, tant que faire se peut, c’est le jeu des alliances partielles.

Source : Bye Bye Binary. Festival Extra!, Centre Pompidou (Paris). 2022.
La curation

Source : Bye Bye Binary. Queer Bloc. Biennale de Design de Saint-Etienne. 2019. (photo ©La fille d’à côté).

Source : Bye Bye Binary. Exposition Masculinities, Musée Mode & Dentelle (Bruxelles). 2020.
En avril 2019 Bye Bye Binary performe un Queer Bloc, dans la ville recomposée de Stefania lors de la Biennale de Design de Saint-Etienne (FR); en juillet 2020 la collective réalise une fresque murale pour l’exposition Masculinities au Musée Mode & Dentelles de Bruxelles (BE) ; en mai 2021 la collective participe à l’exposition Subversif·ves, graphisme, genre & pouvoir au Mudac de Lausanne (CH) , ainsi qu’à The Many-Faced God·dess, à la Maison populaire de Montreuil (FR): en septembre 2021 le Centre Wallonie-Bruxelles de Paris (FR) invite la collective à exposer et à performer dans les rues du Marais ; en janvier 2022 Recyclart à Bruxelles (BE) invite la collective à investir son lieu ; en avril 2022 une rétrospective des travaux est donnée à voir à la Galerie de l’erg à Bruxelles (BE); en juin 2022 la collective participe à l’exposition Queer Rising à La Fabrique de Toulouse (FR), e.a.
En septembre 2022, les expérimentations typographiques de Bye Bye Binary entrent au Centre Pompidou par la voie du festival Extra!, le festival de la littérature vivante. Neuf affiches originales grand format sont réalisées pour l’occasion. Comme point de départ pour la création graphique : les colères qui nous animent. Cette thématique fait écho au Salon des Colères programmé dans le cadre du festival. Pour la réalisation de ces affiches, des invitations sont formulées : Marie-Mam Sai Bellier, Emilie Aurat et Tristan Bartolini rejoignent la collective pour cette exposition.
En déplaçant ces objets graphiques de la militance vers des espaces de monstration, des glissements s’opèrent à plusieurs niveaux :
- Les objets graphiques sont considérés comme des œuvres en tant que telles et plus comme des outils de l’action directe. Par exemple, les drapeaux imprimés exposés n’ont jamais été utilisés en manifestation. Ils ont été conçus directement pour l’espace d’exposition ou en vue d’être utilisés lors de performances. À l’inverse, les banderoles réalisées par Bye Bye Binary pour les manifestations du 8 mars ont d’abord été utilisées en manifestation pour ensuite trouver leur place en tant qu’objets exposés. Le glissement peut s’opérer dans les deux sens.
- Les objets graphiques ne sont plus aux mains des utilisteur·ices, mais ils se laissent regarder sans être utilisés.
- L’intention des objets graphiques est déplacée de l’aspect fonctionnel de la typographie vers un objet d’art.

Source : Bye Bye Binary. Exposition Queer Rising (Toulouse). 2022.
La commande

Source : Wallonie-Bruxelles Design Mode. 15 Years WBDM 30 Interviews. 2020. (photo © Kidnap Your Designer).
D’autres institutions culturelles souhaitent faire identité grâce à la typographie elle-même peuvent financer, si pas la commande d’un caractère complet qui demande plus de moyens, à minima celle d’un fork inclusif d’une fonte existante sous licence libre qui permet un dessin alternatif. En passant commande et offrant une rémunération (parfois symbolique), ces institutions culturelles font également office de mécènes, commanditaires, permettant de soutenir la création et la recherche.

Source : Wallonie-Bruxelles Design Mode. 15 Years WBDM 30 Interviews. 2020. (photo © Kidnap Your Designer).

Source : Bye Bye Binary. BBB BNM Lunch (Fluid, Mutantxs, Friendly). Ballet National de Marseille. 2021.
En 2020, Wallonie-Bruxelles Design Mode permet d’augmenter le travail en cours sur le BBB Baskervvol. C’est en relevant les usages dans la mise en page de leur livre anniversaire, 15 Years WBDM 30 Interviews, qu’il a été possible de passer d’une dizaine de glyphes dessinés pendant le workshop de novembre 2018 à plus de 40 glyphes. Ce relevé a également servi, e.a., à la mise en place du Queer Unicode Initiative. En septembre 2021, Bye Bye Binary anime un workshop au Ballet National de Marseille (direction (LA)HORDE) sous l’invitation d’Alice Gavin Services. En résulte un fork collectif du caractère existant Lunch en trois graisses déclinées : la Friendly, la Fluid et la Mutantxs.
En 2022, plusieurs acteur·ices culturell·es à Bruxelles se dotent de forks dont une première Google Fonts, la Poppins pour le Théâtre National Wallonie-Bruxelles. Le festival FAME, avec un fork de la Sprat, ou encore le Théâtre de La Balsamine, avec un fork de la Karrik ont commandé le dessin de typographies inclusives spécifiques pour leurs identités graphiques respectives.

Source : Bidaut, E. & Circlude, C. BBB Poppins. Théâtre National Wallonie-Bruxelles (Bruxelles). 2022.

Source : Lamouroux, Q. & Sambot, C. BBB Karrik. La Balsamine (Bruxelles). 2022. (image © Kidnap Your Designer)
Il n’est pas surprenant de voir des institutions dans le secteur du théâtre, de la danse et de la performance se positionner sur cette question puisqu’i·els travaillent directement à la représentation des corps. La typographie est une extension de l’espace symbolique de la représentation. La typographie inclusive, cette drag queer qui vous parle.
A contrario, alors que plusieurs chercheur·ses en typographie planchent sur les aspects fonctionnels pour une plus grande accessibilité au grand public, le classement de ces recherches dans le domaine « artistique » a comme effet contradictoire de les discréditer. Tel était l’objectif de l’interpellation citée précédemment : si les expérimentations typographiques sont de l’art, elles ne peuvent pas être implémentées.

Source : Bidaut, E. & Patard, J. BBB Sprat. Fame Festival (Bruxelles). 2022. (image © Kidnap Your Designer).
Alors que oui, la mise en place du Queer Unicode Initiative (QUNI) en 2021, protocole d’encodage commun dans le système Unicode, permet de coordonner les différentes expérimentations typographiques et d’en faciliter l’usage par des non-initié·es dans les logiciels de traitement de texte, de façon à rendre ces recherches plus accessibles à toust·es. En favorisant la licence libre et la mise à disposition gratuite de ces fontes via une typothèque, la collective vise aussi à diffuser largement ses recherches.
Par la matérialité de cette typothèque accessible à toust·es, la collective opère un glissement beaucoup plus tangible du champ de l’art, alors que les recherches en étaient à un stade non-fonctionnel, vers une réappropriation de ces expérimentations en tant qu’outil par un large public, en dehors des graphistes initié·es. Nous pouvons y voir des allers-retours entre culture basse (les premières expérimentations typographiques des fanzines militants, Abbou, 2011) vers la culture haute (commande de musées, expositions, mécénat) et à nouveau un retour vers la culture basse (grâce aux outils de diffusion et la prolifération des pratiques); ce qui correspond à la démocratisation culturelle chez Bourdieu, l’art de haute culture pour toust·es.

Source : Maubouss M., pronoms non-binaires sur marbre, typographie DINdong Sambot C. Galerie de l’erg (Bruxelles). 2022.
La mise à disposition de ces typographies en licence libre inspire des œuvres gravées dans le marbre à Maxime Maubouss, qui expose et vend ses pièces dans une économie plus classique sur le marché de l’art, en leur attribuant un prix et en les exposant. La matérialité du marbre comme support légitime-il davantage la typographie comme œuvre d’art ? Peut-on considérer la typographie comme œuvre elle-même ? Læ dessinateur·ice de caractères est-i·el moins ou plus l’auteur·ice / artiste que læ tailleur·se de pierre ?
Que les expérimentations typographiques soient vues comme artistiques et/ou fonctionnelles, elles sont toutes les deux valorisées et légitimes, la collective Bye Bye Binary ayant fait le choix du non-choix pour permettre à toust·es d’exister.
Si nous sommes en accord avec le postulat que certaines formes d’art peuvent être l’expression d’un contre pouvoir, reste alors à trancher la question de savoir si un outil émancipateur dans les mains de toust·es n’est pas une certaine forme d’art ?

Source : Maubouss M., typographie inclusive sur marbre, typographie Homoneta, Lamouroux Q., Galerie de l’erg (Bruxelles). 2022.
Bibliographie
Abbou, J. (2011). L’antisexisme linguistique dans les brochures libertaires. Pratiques d’écriture et métadiscours. Thèse de doctorat en Sciences du Langage, Université d’Aix-Marseille.
Abbou, J. (2013). Pratiques graphiques du genre, Langues et cité, Numéro 24.
Bourdieu, P. (1991). Le champ littéraire, Actes de la recherche en sciences sociales, vol.89, n°1, p.19.
Dumont, F., Sofio, S. (2007). Esquisse d’une épistémologie de la théorisation féministe en art. Cahiers du genre, 43(2), 17-43.
Haraway, D. (1988). Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective. Feminist Studies.
Moulin, R. (1986). Le marché et le musée. La constitution des valeurs artistiques contemporaines. Revue française de sociologie, XXVII, 369-395.
Nochlin, L. (1971). Why have there been no great women artists [Archives]. France: Artenews.
Nochlin, L. (1993). Femmes, art et pouvoir: et autres essais. France: Editions Jacqueline Chambon.
Tatarkiewicz, W. (1971). What is Art ? Problem of Definition Today, British Journal of Aesthetics, 11 (2):134.
Zolberg, V. (1990). Are artists born or made? In Constructing a Sociology of the Arts (Contemporary Sociology, pp. 107-135). Cambridge: Cambridge University Press. doi:10.1017/CBO9780511557712.006
De nouvelles formes typographiques pour s’affranchir de la binarité de genre par l’écriture. Étude de cas.
05/02/22 - 21:41 camillecirclude Non classé
- auteurice : a:1:{i:0;s:1:"5";}
- call_to_action :
- call_to_action_titre :
Commentaires fermés sur De nouvelles formes typographiques pour s’affranchir de la binarité de genre par l’écriture. Étude de cas.
Préambule
Dans le cadre de son mémoire de DNSEP Design Graphique (à paraître), Sophie Vela choisit de s’intéresser à l’écriture inclusive, au mouvement de la typographie inclusive et à leur lisibilité pour les personnes ayant des difficultés de lecture. Au cœur de cette recherche, quelques caractères typographiques sont présentés et repris dans cet article.
Résumé
Parmi les nombreux caractères développés ces dernières années, trois d’entre eux ont particulièrement retenu mon attention, chacun pour une raison particulière. Ce sont sur ces trois fontes que je vais m’attarder, comme une entrée dans ma recherche, la contextualisant. Eugénie Bidaut, Clara Sambot et Louis Garrido, les dessinateur·ices de ces trois caractères, sont des membres actif·ves de la collective Bye Bye Binary, et tous·tes jeunes diplômé·es d’écoles d’art et design graphique.
1. Adelphe (2021-2022)
L’Adelphe est une fonte complète, aux multiples formes et déclinaisons, pouvant s’adapter aux besoins de tous·tes. La volonté de sa créatrice, Eugénie Bidaut, était de proposer un caractère qui puisse être utilisé dans des corps de textes importants, voire pour la composition de livres, le tout avec un gris typographique homogène. Parce que si les propositions typographiques sont nombreuses, rares sont celles qui sont adaptées à la rédaction de textes longs.
Le caractère se décline en trois graisses de garaldes (auxquelles seront prochainement ajoutées gras et italiques) : Germinal, Floréal et Fructidor. Ces trois noms, issus du calendrier révolutionnaire, font référence à une éclosion (ces noms correspondent respectivement aux périodes de développement de la sève, d’épanouissement des fleurs, et des fruits mûrs). Ce choix de terminologies, tout comme le nom du caractère, tiré du grec, est un pied de nez aux réactions conservatrices contre l’écriture inclusive. Le terme épicène « adelphe » est également beaucoup utilisé dans les milieux queers et féministes pour désigner sa famille de cœur et pour éviter d’utiliser les mots genrés « sœur » et/ou « frère ». Par ailleurs, un remplacement que Léa Murat n’hésite pas à rendre automatique dans sa fonte Subversifve.
Les trois formes de l’Adelphe sont prévues pour des usages distincts.
Le Germinal se compose d’un point médian et de ligatures inclusives, pour une utilisation « classique » de l’écriture inclusive avec point médian. Les caractères ont été travaillés avec précision pour un gris typographique optimal, avec notamment un point médian d’une hauteur différente selon qu’il est placé dans un mot en bas-de-casses ou en capitales, mais aussi des approches adaptées à un texte composé de nombreuses ligatures.
Le Floréal va plus loin, proposant une nouvelle forme de ponctuation, qui n’interrompt plus les mots, ni ne sépare le féminin du masculin. Ici, les deux formes de genre sont condensées, et des signes diacritiques souscrits y sont ajoutés, placés sous les lettres pour signifier le début de la terminaison masculine et le début de la féminine (pour insister sur les deux marques de genre, et non seulement sur le féminin).
La Fructidor est la graisse la moins binaire du caractère, utilisant un nouveau glyphe neutre pouvant se substituer à toute terminaison. Cette sorte de E renversé et dessiné en un trait est une nouvelle référence aux origines de la calligraphie et de l’imprimerie. Inspirée par les planches calligraphiques de Claude Mediavilla et par l’épigraphie des premiers caractères d’imprimerie comme des inscriptions lapidaires gallo-romaines, Eugénie Bidaut fait à nouveau référence à l’histoire de l’écriture pour s’inscrire dans une recherche typographique contemporaine.

Source: Eugénie Bidaut, Adelphe, 2021. Extraits de Orlando, Virginia Woolf, 1928.
La particularité de l’Adelphe est la façon dont i·el est programmé·e. Membre du QUNI, sa dessinatrice a ainsi créé des fonctions de substitution, soit le remplacement automatique d’un caractère par un autre. Par exemple, étudiant..e devient automatiquement étudiant•e, sans la complexité du raccourci clavier à 4 touches. Le point médian est ensuite substitué aux glyphes inclusifs.
Cette proposition typographique est pertinente pour la diversité de ses graisses et sa facilité d’utilisation. On peut simplement l’imaginer en usage dans divers documents, permettant à chacun·e d’utiliser la déclinaison qui lui semble la plus appropriée.
2.Cirrus Cumulus (2020)

Source: exemple de composition typographique pour la contraction des mots « elle » et « eux » avec le Cirrus Cumulus de Clara Sambot
Le Cirrus Cumulus, dessiné par Clara Sambot, a pour référence les schémas scientifiques et la volonté de pouvoir dessiner des schémas avec une fonte, de façon modulaire. Ce caractère fonctionne donc avec plusieurs « modules » de ligatures, qui viennent remplacer le point médian ou tout autre signe utilisé pour séparer les terminaisons féminines et masculines. Cette fonte m’a interpellée pour les possibilités qu’elle offre non pas de séparer les lettres mais bien de les relier, de créer du lien entre féminin et masculin. Cela crée une fluidité, un enchaînement sans rupture entre les différents signes typographiques. Cela permet aussi plus de libertés, comme celle de choisir de mettre une distance entre le féminin et le masculin, distance plus ou moins grande selon le nombre de signes modulaires dactylographiés.
L’autre particularité de ce caractère est qu’il n’est composé d’aucune courbe, contrairement aux dessins typographiques plus habituels. Cherchant à briser les angles, en simplifiant le trait au maximum, il prend sa base sur des pixels et, en informatique, un cercle est un ensemble de pixels carrés, et non de courbes. Cette construction renvoie aux caractères utilisés sur les premiers moniteurs et composés en bitmap à partir de matrices composées de peu de points, tel que le VG5000 de Phillips (1986). Cet ordinateur a d’ailleurs inspiré à Justin Bihan et Chloé Bernhardt, pour leur projet de diplôme, la police du même nom, cette fois en lui ajoutant des courbes, et un échantillon de glyphes inclusifs.
En plus des nombreux caractères de liaison, la fonte se compose de quelques glyphes inclusifs (10) tels que i·e ou é·e. Libre donc à chacun·e de s’en emparer de la façon de son choix.
Enfin, le Cirrus Cumulus m’interpelle pour ses formes géométriques qui font écho aux normographes, ces objets utilisés pour l’apprentissage de l’écriture. On peut facilement se projeter dans des outils permettant aux enfants en apprentissage de moduler les mots avec les différentes ligatures, et ainsi de s’approprier cette forme d’écriture, et de comprendre l’enjeu de lier les marques de genre dans un même mot. L’objet normographe est d’ailleurs au cœur du travail d’Eloïsa Perez sur l’apprentissage de l’écriture aux enfants, et des « NONO-normographes » ont été créés par la collective Bye Bye Binary pour d’autres caractères lors d’un workshop à la Maison Populaire de Montreuil en juillet 2021.

Sources : à gauche, Eloïsa Perez, Du geste à l’idée: formes de l’écriture à l’école primaire, 2013-2015, ANRT ;
à droite, Eugénie Bidaut, NONO-normographe pour l’Adelphe, 2021
À travers le Cirrus Cumulus, de même que pour l’Adelphe, la dessinatrice se réapproprie un langage qu’on imagine réservé à une élite, celui de la science et des mathématiques, tout en créant des caractères porteurs d’éléments pouvant simplifier leur apprentissage.
3.Not Comic Sans (2021-2022)
La dernière fonte qui a retenue mon attention se réapproprie cette fois un caractère plus « populaire », souvent moqué dans le milieu du graphisme, ayant pourtant un rôle important : la Comic Sans MS. Dessiné par le typographe Vincent Connare en 1995, ce caractère est aujourd’hui souvent considéré comme un running gag, une fonte que personne n’utilise de façon sérieuse car trop fantaisiste, une blague privée entre graphistes. Louis Garrido a fait le pari de rendre sérieuse la Comic, en dessinant le caractère Not Comic. Le dessin original avait été conçu sans prendre en compte les règles typographiques habituelles, à la marge des attentes techniques. Son dessin manuel est fait de courbes asymétriques, de boucles de tailles différentes, de montantes et descendantes inégales. Avec la Not Comic, le graphiste décide de redresser les courbes, de rééquilibrer les lignes.
Ce projet, initialement porté par Harrisson puis repris par Olivier Bertrand, a été confié à Louis Garrido, qui a accepté de s’en emparer à l’unique condition qu’il puisse y ajouter des glyphes inclusifs.
Si le caractère tend vers quelque chose de plus rigide que son corps de base, les glyphes inclusifs, eux, sont plus « détendus ». Ils se bousculent de façon festive, en contraste avec les autres signes typographiques, mais aussi avec le nom de cette nouvelle fonte peu comique. Dessinées sur un logiciel libre, ces ligatures se libèrent des normes que l’on tente d’ajouter à un caractère justement hors-norme. Elles se rapprochent, sont sujettes à la gravité, suggèrent des mouvements.

Source: exemple de composition typographique avec le Not Comic Sans.
S’il m’a semblé essentiel de m’attarder sur ce projet, c’est parce qu’il apporte presque une réponse concrète à la question centrale de ma recherche : ajouter des glyphes inclusifs à un caractère destiné à faciliter la lecture, créé en premier lieu pour les enfants et aujourd’hui majoritairement utilisé par les instituteur·ices pour l’apprentissage de la lecture.
Cette fonte brise les normes de ces dessins censés aider à lire, réduire les difficultés, s’adapter aux personnes dys, et fait le lien entre caractères inclusifs et caractères accessibles, que j’étudierai plus précisément dans un prochain article.
Conclusion
Ces caractères typographiques ne sont qu’un échantillon des différentes propositions associées au mouvement de la Typographie Inclusive. Si la langue française est une langue vivante, pourquoi son écriture n’en serait-elle pas de même? Pour permettre à chacun·e de se sentir concerné·e lors de ses lectures, il est primordial de s’affranchir des normes construites jusqu’ici, d’en créer de nouvelles à l’image de nos identités fluides.
Les trois caractères présentés ici font partie d’un inventaire plus vaste des pratiques typographiques post-binaires à paraître sur ce site dans le courant du premier trimestre 2022. Cet inventaire permettra de rendre compte de l’ampleur du mouvement et des recherches typographiques en cours.
Le Cirrus Cumulus est en téléchargement libre sur la fonderie Velvetyne. L’Adelphe et le Not Comic seront bientôt disponible sur la typothèque de Bye Bye Binary, actuellement en cours de construction.
La typographie comme technologie du post-binarisme politique.
01/06/21 - 09:06 camillecirclude Non classé
- auteurice : a:1:{i:0;s:1:"3";}
- call_to_action :
- call_to_action_titre :
Commentaires fermés sur La typographie comme technologie du post-binarisme politique.
« La politique cyborg lutte pour le langage, elle lutte contre la communication parfaite, contre ce code unique qui traduit parfaitement chaque signification, dogme central du phallogocentrisme. »
(Haraway, Manifeste Cyborg)
Préambule
Actif·ve dans le champ de la typographie au sein de la collective Bye Bye Binary, ce texte s’ancre dans ma pratique typographique de graphiste; ainsi que dans celle de transmission au sein de l’erg (École de Recherche Graphique, Bruxelles). En affirmant mon positionnement (Harding 1987, Haraway, 1988), je situe ce savoir favorisant ainsi un retour réflexif sur le terrain de la typographie. En effet, les épistémologies féministes tendent à rendre visible les connexions entre le·a chercheur·se et le terrain d’enquête plutôt que de tendre à une prétendue neutralité du discours.
Résumé
Dans la lignée du lesbianisme politique de Rich et Wittig de la seconde vague du féminisme des années 60-70, ce texte de problématisation a pour objectif de proposer le concept du non-binarisme politique ou encore du post-binarisme politique comme actualisation contemporaine, offrant une porte de sortie au régime de la différence sexuelle, prenant comme ressort la typographie en tant que technologie émancipatrice.
1. Du lesbianisme au post-binarisme politique
Alors que Wittig prononce cette phrase « les lesbiennes ne sont pas des femmes » (Wittig, 1980), elle permet à toute personne s’identifiant comme lesbienne de sortir des normes de l’hétéropatriarcat et déconstruire le mythe de « la-femme ». Les lesbiennes ne sont pas des femmes, car elles ne répondent pas aux injonctions hétéronormées de la société (« le contrat hétérosexuel »), elles refusent l’hétérosexualité, faisant de ce refus une stratégie de résistance au patriarcat. Par là-même, Wittig autorise toute personne à s’identifier comme lesbienne, peu importe ses pratiques sexuelles. Nous pourrions presque reprendre à Descartes, non sans manquer d’humour, un « Je suis lesbienne, donc je suis ». Le lesbianisme est donc vu par Wittig comme une porte de sortie à ce que Butler appellera plus tard la « matrice hétérosexuelle » (Butler, 2003, p.91). La pensée radicale et révolutionnaire de Wittig reste cependant calquée sur le régime binaire de la différence sexuelle. Quarante ans plus tard, Preciado ajoute « l’homosexualité [ici par extension, le lesbianisme] et l’hétérosexualité n’existent pas en dehors d’une taxonomie binaire et hiérarchique qui a pour objet de préserver la domination du pater familias sur la reproduction de la vie » (Preciado, 2019, p.27).
2. Non-binarisme / post-binarisme
Alors que Rubin rêvait en 1984 d’une société androgyne et sans genre(Rubin, 1984, p.76), un sondage réalisé en 2019 pour l’Obs indique que 14 % des 18-44 ans se considèrent comme « non-binaires » revendiquant une identité de genre qui ne soit ni homme ni femme. En 2020, le sondage IFOP réalisé pour Marianne révèle quant à lui que 22% des 18-30 ans sondés ne se reconnaissent pas dans les deux catégories de genre « homme/femme ». Ces premiers chiffres, en progression sensible, offrent enfin un espace de représentation pour les personnes invisibilisées auparavant dans les données. Les statistiques n’offrant, jusqu’ici, que peu de possibilités de sortir du système binaire de la différence sexuelle.
Si l’on met en relation ces chiffres avec le pourcentage estimé de personnes intersexes (1,7%) ou encore avec la difficulté de réunir des données chiffrées pour les personnes trans*, ces dernières ne pouvant pas seulement être comptabilisées par un parcours de réassignation sexuelle (en effet il serait réducteur et discriminant de définir une personne trans* par son seul souhait de parcours médical, lieu de récolte de chiffres statistiques) ; nous pouvons supposer que derrière ces 22% de sondés des 18-30 ans sont regroupées des personnes qui se définissent peut-être comme intersexe, mais aussi non-binaire, a-genre, genderfluid, genderfucker, …
Pour une partie d’entre elles, ce qui est mon cas, il s’agit également d’affirmer une identité qui permet de contester le système binaire dans lequel nous avons été assigné, et ce même si son expression de genre ne correspond pas aux exigences du passing (le genre par lequel nous sommes perçus par les autres). En cela, il s’agit d’un positionnement politique. En me définissant comme personne non-binaire, tout en étant socialisée comme « femme » (pour l’instant), j’affirme ma contestation à mon assignation binaire de naissance. Je proclame ainsi mon droit à l’auto définition. Il s’agit d’une position politique d’énonciation de soi.
Tout comme les personnes genderfluid ou genderfucker, les personnes non-binaires offrent de nouvelles narrations qui vont au-delà de la binarité de genre, qu’on pourrait aussi appeler post-binaires dans le sens où elles désignent l’inconnu situé au-delà de cette binarité. Grâce à la grande diversité des identités queer, le post-binarisme politique dépasse le concept de « mêmeté ». Collin déconstruit le terme « sororité », ce « collectif qui l’emporterait sur l’affirmation singulière dans une perspective formellement égalitaire » (Collin, 1983). Cette tendance à gommer les différences pour ne conserver que la différence de genre, nous pouvons la retrouver chez les féministes de la deuxième vague des années 70, en particulier au MLF. Dissidentes, les lesbiennes radicales, dont nous° sommes les héritièr·es, ouvrent une brèche pour penser en dehors du cadre binaire.
Alors que le non-binarisme ne peut se définir que par le précept même de binarité, le post-binarisme indique qu’un dépassement de ce concept est possible grâce au préfixe post (du latin, « après »). Le post-binarisme politique ouvre la voie à une nouvelle épistémologie à inventer en dehors de tout système binaire. Il s’agit d’un état de transit vers un ailleurs que seule la science-fiction est à même de nous proposer pour le moment. Haraway nous offre par exemple l’histoire des Camille, enfant·es non-binaires du Compost dans Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene.

Source : Texte : Haraway, D. / Graphisme : Circlude, C. / Fonte : Bye Bye Binary, Baskervvol, 2018-2021.
3. Révolution typographique
La question de savoir si des actions collectives concertées peuvent traduire des résistances face à l’ordre binaire et au genre comme rapports sociaux de sexe se pose (Espineira, 2015). Dans un élan d’enthousiasme, j’aurais tendance à répondre par la positive à cette question, et, dans le cas qui nous occupe, à proposer la typographie comme outil de résistance, comme technologie émancipatrice, face à la masculinisation du français qui prédomine aujourd’hui et ce depuis le XVIIe siècle (Viennot, 2014) prônant le masculin comme neutre et universel. Ce masculin neutre, Wittig l’appelle le « général » (Wittig, 1980).
« Il faut donc détruire le genre totalement. Cette entreprise a tous les moyens de s’accomplir à travers l’exercice même du langage ». (Wittig, 1980)
Alors que Haraway parle de « l’écriture comme technologie de libération » (Haraway, 1984/2007), Butler nous encourage à « résister aux stratégies épistémologiques qui reconduisent des logiques coloniales » (Butler, 2003, p.92). En effet, l’histoire de la typographie, nous enseigne comment la question de l’écriture a toujours été intimement liée à l’exercice d’un pouvoir central, imposée aux subordonnés. L’imposition de la minuscule Caroline au temps de Charlemagne, le Romain du roi commissionné par Louis XIV ou encore l’usage de la Fraktur (gothique allemande) au début du Troisième Reich comptent parmi les exemples les plus marquants.
La langue française est particulièrement genrée, reposant sur des accords au masculin ou au féminin. La marque du genre dans le langage a la même fonction d’assignation binaire que la déclaration de sexe à l’état civil (Wittig, 1980) et sa présence sur nos cartes d’identité. L’écriture inclusive, faisant usage du doublet ou du point médian, affirme la binarité de genre de la langue française. L’usage typographique du point médian, des tirets, des parenthèses, des slashs ne permet pas de dépasser cette binarité. La typographie dite inclusive, non-binaire ou post-binaire, grâce au dessin de caractères, cherche davantage à rassembler les formes par des ligatures, des éléments de liaisons ou de symbioses pour permettre à des identités non-binaires, genderfluid, genderfucker d’être incluses dans cet espace de représentations qu’est la langue ou tout du moins de faire co-exister des formes masculines et féminines sans pour autant les séparer par des marqueurs typographiques de séparation, par exemple en faisant usage de formes binaires contractées, amalgamées, en indice ou exposant.

Source : Sambot, C. , DINdong, 2020.
En travaillant à redessiner des glyphes, les dessinateur·ices de caractères ne font rien d’autre que « d’analyser dans son contexte la manière dont opère toute opposition binaire, renversant et déplaçant sa construction hiérarchique au lieu de l’accepter comme réelle, comme allant de soi ou comme étant dans la nature des choses » (Scott, 1988 p. 139).
D’autres initiatives, qui ne seront pas développées ici, existent pour permettre de dépasser la binarité de la langue française, comme la création d’une grammaire neutre (Alpheratz, 2018), le recours à toute la gamme des pronoms personnels (Minh-Ha, 1986, p.27) ou encore des expérimentations langagière en littérature de science-fiction (Pacotte, 2017), e.a.

Source : Le Ferec M., Payen M., Josafronde, 2020.
Si les outils du maître ne peuvent détruire la maison du maître (Lorde, 2017), les nouvelles formes typographiques, dites « inclusives », non-binaires, post-binaires, apparues entre 2017 et 2021 permettent à minima d’ouvrir les imaginaires et réinventer les outils typographiques, dans le contexte du débat autour de l’écriture inclusive, en proposant des alternatives non-binaires au point médian et au doublet. Depuis la récente médiatisation des travaux de Tristan Bartolini et de la collective Bye Bye Binary, la typographie apparaît comme un lieu où se joue une révolution qui s’immisce dans les usages de l’écriture par contamination ou pollinisation.

Source : Bartolini T., L’Inclusifve, 2020.
4. Habiter l’hybridation des formes.
Pour travailler le caractère inclusif de sa proposition typographique, chaque dessinateur·ice de caractères expérimente des pistes graphiques tantôt inspirées des usages (@ en espagnol pour une utilisation combinée du o et a, le retournement du (ә) en italien), des milieux militants (l’usage du E en capitale pour appuyer la présence de la forme féminisée — les employéEs ; l’usage du X, graphie régulièrement utilisée dans les milieux transféministes visant à inclure toutes les femmes — womxn, touxtes) ou encore du Moyen-Âge (lettrines imbriquées, abréviations, ligatures). Ces différentes expérimentations confèrent à la typographie dite « inclusive » son caractère insaisissable, viral, contaminant, multiple. Nous pourrions reprendre les mots de Collin qui propose une « égalité dans la différence qui permet aux différences dans l’égalité de subsister » (Collin, 2002).

Source : Laurent, N., Discours sur l’Histoire universelle révisée, composition typographique, 2018.
Les expérimentations typographiques ne proposent pas un design de solution applicable immédiatement, mais bien la possibilité de penser de nouveaux imaginaires post-binaires, des narrations spéculatives (fabulations en anglais, Haraway, 2017), ou encore des « fictions vivantes qui permettent de résister à la norme » (Preciado, 2019, p.97).
« Sur base d’une réalité technique (…) nous construisons une fiction, une narration, un imaginaire collectif qui font lien entre des pratiques et des expériences. Sur ces liens, cette narration, s’accrochent, s’attachent des activistes, des artistes, des théoricien-nes. Mais, si l’imaginaire, l’histoire à raconter, la fiction en place est la raison-même de la présence de ces groupes et individus, la réalisation du projet technique doit se faire, doit être aussi un but tout aussi réel, sous peine de perdre les différents-es acteurs et actrices de l’histoire. Paradoxalement la fiction collective est une garantie de réalisation. » (Rassel, 2007)

Source : Lamouroux, Q. , Homoneta, 2020 [erg].
De nombreux·ses acteur·ices de la typographie proposent aujourd’hui une variété fort réjouissante de propositions diverses et variées qu’il convient d’accueillir. En nous incitant à « habiter le trouble », Haraway nous permet de faire le choix de l’hybridation (ici, des formes typographiques) pour sortir de la binarité. En ne faisant pas de choix, mais en utilisant tantôt une forme, tantôt une autre et en multipliant les usages, nous faisons ce choix du non-choix pour permettre à toust·es d’exister. Seul le temps qui passe, et non une décision arbitraire imposée par un pouvoir central, conservera l’une ou l’autre piste en tentant d’en faire une solution momentanée, jusqu’à la prochaine révolution typographique.
Ces usages hybrides permettent également de répondre à la critique faite à l’écriture inclusive (épicène ou doublet) de dépolitiser le langage en appliquant des formes inclusives de façon systématique, normalisée, reproduisant elle-même une prétention à l’universalité et l’invisibilisation des oppressions et dominations (ex : colonisateurs et colonisatrices). En effet, le risque d’un retour à un sujet-maître est présent en gommant les différences ontologiquement ; alors que le risque de l’oubli des structures de domination est présent en gommant les différences politiquement (Collin, 2001).
Dans Homo Inc.orporated : Le triangle et la licorne qui pète, Bourcier propose dans son introduction une « petite grammaire du français queer et transféministe » (Bourcier, 2017) qui autorise la cohabitation de plusieurs systèmes d’écriture en fonction de la position d’énonciation politique , afin de ne pas invisibiliser les marques de l’hégémonie de la différence sexuelles. En effet, en fonction du contexte et du lieu d’énonciation, des choix d’écriture peuvent être opérés réaffirmant que la langue est bien politique.
La forme du E en capitale imbriquée dans les suffixes en bas-de-casse, par exemple dans le VG5000 ou le JonquinabcRT, montre qu’il est aussi possible de visibiliser la forme féminine dans ces expériences typographiques. Le dessin de caractères permet également d’affirmer des choix politiques, par exemple le choix des positions en indice ou exposant des formes masculines ou féminines.

Source : Ajout de glyphes Guesse, E., Harding, M. et Maréchal, A., JonquinabcRT de Sarah Kremer et officeabc, 2018.
5. Prolifération, contamination, irrigation souterraine, pollinisation
« Reste la stratégie du copyleft: capter les savoirs (y compris les plus pointus en matière de sciences biomédicales contemporaines), devenir les experts alternatifs de nos propres corps, généraliser la contrebande chimique, technologique, ouvrir des espaces de production clandestins, créer des identités en utilisation libre, élaborer, partager d’autres modalités de matérialisation, d’incorporation et lutter pour elles, ensemble. » (Dorlin, 2011)
Cette citation de Dorlin lue sous le prisme des expérimentations typographiques, en tant que « savoir pointu », résonne particulièrement car la question de la licence de diffusion des caractères est au cœur des préoccupations des dessinateur·ices de caractères — expert·es et chirurgienn·es opérant la langue du binarisme de genre.
« Je veux être opéré du binarisme de genre. » (Preciado, 2018)
En effet les polices de caractères comportant des glyphes inclusifs, disponible en licence libre (VG5000, Cirrus Cumulus, Baskervvol) ou sous licence propriétaire (JonquinabcRT) sont diffusées au fil du temps par des graphistes et/ou éditeur·ices engagé·es qui ont font utilisation dans des objets graphiques (livre, site, fanzine, etc.). Ces usages rendus visibles en suscitent d’autres et se multiplient.
La diffusion en licence libre offre la possibilité à d’autres dessinateur·ices de prendre la suite du travail entamé par l’ajout de glyphes à une même police ou par des reprises (revivals).

Source : Bernhardt, C. et Bihan, J., VG5000, 2018 – LS-VG5000, 2021 / Le Garrec, E., VG5001, 2019.
Le VG5000 publié initialement sur la plateforme Velvetyne Type Foundry (2018) avec seulement 8 caractères inclusifs au départ existe aujourd’hui sous 3 formes différentes, avec des positionnements politiques différents. La première version (Chloé Bernhardt et Justin Bihan, 2018) comprenait des E capitales à l’intérieur des suffixes en bas-de-casses, affirmant la forme féminine à la manière militante. Pour la seconde version, le choix est fait d’abandonner la combinaison de lettres supérieures et inférieures qui se justifie par la volonté de ne pas inférioriser la forme du féminin sous celle du masculin et plutôt de les agglomérer avec des ligatures (Enzo Le Garrec, 2019). La troisième version (Justin Bihan, 2021) inclut cette fois un large set de glyphes inclusifs (36 bas-de-casses, 36 capitales) reprenant le principe de lettres supérieures et inférieures (indices et exposants). Cette forme graphique dédoublée, convoque l’usage du doublet (Viennot, 2014), en incluant le féminin dans une forme binaire qui ne donne pas d’espace de représentation possible à d’autres genres.
« Chaque fois que tu as le courage de faire ce qu’il te convient de faire, ta liberté me contamine. Chaque fois que j’ai le courage de dire ce que j’ai à dire, ma liberté te contamine. » (Despentes, 2020)
La diffusion des polices en licence libre est caractéristique de la contamination qui s’opère et des possibilités de création collective. La licence libre permet aussi une diffusion, un accès au plus grand nombre en dehors de la logique propriétaire. Sous peu, cette accessibilité permettra également, à des utilisateur·ices de traitement de texte d’utiliser ces caractères (qui sont à l’heure actuelle contenus à l’usage des graphistes et professionnels, tant l’accès aux glyphes peut s’avérer fastidieux).
Les usages typographiques se répandent par contamination, dans le sens entendu par Collin, (à la suite des travaux de Foucault, Derrida et Deleuze, utilisant le terme prolifération) comme « une modalité de la révolution qui ne se définit pas en éradication radicale du donné à laquelle se substituerait un autre donné, mais comme le transit par une irrigation souterraine, des éclats et des avancées ponctuelles qui sont toujours à repenser et à rectifier : un dispositif de contamination plus que d’affrontement ». (Collin, 2010).
La coexistence et la multiplicité des formes typographiques en circulation entre en résonance avec le « principe de multiplicité » propre au concept de rhizome de la French Theory (Deleuze & Guattari, 1980) dont la formation d’un système global rhizomique n’est en aucun cas dépendant d’une unité générale régi par un élément dominant. La multiplicité permet une prolifération autonome et décentralisée, en évolution permanente et de façon horizontale, sans hiérarchie pyramidale.
Alors que l’historiographie épistémologique nous fait passer par les termes rhizome, prolifération, contamination, irrigation souterraine, Laurence Rassel (École de Recherche Graphique) introduit le terme de pollinisation (Rassel, 2007). Cyberféministe et fervente utilisatrice des licences et logiciels libres, elle les considère comme un moyen de reconfiguration / redistribution des rôles et des pratiques. En effet, une fois la matrice des fonctionnements sociaux mise à jour (tout comme on rentre dans le code d’un logiciel pour en comprendre le fonctionnement), la possibilité de se situer par rapport à cette matrice est offerte à chaque personne. Il n’est plus possible de nier les systèmes de dominations alors dévoilés.
Rassel passe du terme contamination — précisant « contamination involontaire mais aussi contamination volontaire dans des termes de transmission, de généalogie, inscrits dans une histoire politique et culturelle » — au terme pollinisation.
« (…) Nous cultivons aussi ce champ, y apportons outils, graines de savoir, oui mais toujours utilisable par tous-tes du fait des licences libres sur les contenus (les fruits) et les outils, et puis tout comme la pollinisation, les graines se dispersent et peut-être germent ailleurs, par le web, la toile, parfois nous pouvons suivre leurs traces, parfois pas ». (Rassel, 2007)
Cette dissémination des nouvelles formes typographiques relèvent d’une urgence et d’une nécessité existentielles, dans la mesure où elles offrent de rendre visible des existences post-binaires dans l’espace partagé de la langue, alors même que l’Académie française se crispe et que le ministre de l’éducation nationale en France interdit officiellement par circulaire l’utilisation du point médian. Que la contamination ait lieu par le sol, par irrigation souterraine, ou par les airs, par pollinisation, elle s’opère. Insaisissable. Inarrêtable.
Adopter le post-binarisme politique c’est voir plus loin, au-delà des micro-débats médiatiques, c’est concevoir un espace-temps qui ne serait plus défini par la binarité, un au-delà de la différence sexuelle présente dans tous les recoins de nos vies.
Bibliographie
Alpheratz. (2018). Grammaire du français inclusif, Paris, Vent Solars Linguistique.
Butler, J. (2003). « Les femmes » en tant que sujet du féminisme. Raisons politiques, 4(4), 85-97. https://doi.org/10.3917/rai.012.0085
Bourcier, S. (2017). Homo Inc.orporated : Le triangle et la licorne qui pète. Paris : Cambourakis, p.9-12.
Collin, F. (2010). Différence/indifférence des sexes. Dans : Annie Bidet-Mordrel éd., Les rapports sociaux de sexe (pp. 152-167). Paris cedex 14, France: Presses Universitaires de France. https://doi.org/10.3917/puf.colle.2010.01.0152″
Collin, F. (2001). De la différence à l’indifférence des sexes Ou le fantasme du naturalisme achevé, Les rapports sociaux de sexe.
Collin, F. (1983). La même et les différences. Les Cahiers du Grif, n° 28, 7-16.
Dath, C. Bigingo, C. (2021). De la nécessité d’étudier la lisibilité des nouvelles formes typographiques non-binaires (ligatures et glyphes inclusives), les alternatives au point médian et au doublet principalement observés dans les milieux activistes, queer et trans-pédé-bi-gouines.
Bruxelles : ULB / UCL. Master Genre. https://typo-inclusive.net
Deleuze, G. (1980). Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, p. 13.
Despentes, V. (2020, 16 octobre). Lecture [Colloque] Une nouvelle histoire de la sexualité, Centre Pompidou à Paris. https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/cLGzLRB
Dorlin, E. (2011). Homme / Femme ©: Des technologies de genre à la géopolitique des corps. Critique, 1(1-2), 16-24. https://doi.org/10.3917/criti.764.0016
Espineira, K. (2015). Le mouvement trans : un mouvement social communautaire ?. Chimères, 3(3), 85-94. https://doi.org/10.3917/chime.087.0085
Haraway, D. (1988). Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective. Feminist Studies.
Haraway, D. (2007). Manifeste cyborg: science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle in Manifeste cyborg et autres essais: sciences – fictions – féminismes, p. 29-92. Paris: Exils éditeurs.
Harding, S. (1987). Introduction: Is There a Feminist Method?, Feminism and Methodology (pp. 1-14). Bloomington: Indiana University Press.
Lorde, A. (2017), The Master’s Tools Will Never Dismanthle the Master’s House, Penguin Modern.
Pacotte, C. (2017), MNRVWX, Éditions Oparo.
Preciado, P. B., & Despentes, V. (2019). Un appartement sur Uranus: chroniques de la traversée. Bernard Grasset.
Preciado, P.B. (2018). L’opération. Libération, next.liberation.fr/images/2018/11/02/l-operation_1689546
Rabatel, A., Rosier, L. (2019). Les défis de l’écriture inclusive. Le discours et la langue. Paris, France: Editions de la Maison des sciences de l’homme.
Rassel, L. (2007). Structures, réseaux, collectifs, ou de l’importance des histoires. QUAM. Espagne : Fundacion Rodriguez.
Rosier, L. (2018). Écriture inclusive, j’écris ton nom. Association la Revue nouvelle, 2, 42-50.
Rich, A. & Armengaud, F. (2010). La contrainte à l’hétérosexualité et autres essais. Mamamélis.
Rubin, G. (1984). Surveiller et jouir, une anthropologie politique du sexe, Paris.
Scott, J. (1988). Genre : Une catégorie utile d’analyse historique (É. Varikas, Trad.). Les Cahiers du GRIF, 37(1), 125‑153. https://doi.org/10.3406/grif.1988.1759
Terranova, F. (Réalisateur). (2017). Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival [Film].
Viennot, E. (2014). Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin! Petite histoire des résistances de la langue française. Donnemarie-Dontilly, France: Editions iXe.
Wittig, M. (1980). La pensée straight. Questions Féministes, (7), 45-53.
Notes