Des corsets sur nos lettres (lettrine de l'article)

Des corsets sur nos lettres, typographie contre patriarcat

Version : 13 septembre 2024
Flo Parmentier

Flo Parmentier questionne la présence du genre dans le domaine du dessin de caractère : quelle influence les stéréotypes de genre ont-ils eu sur l’histoire de la création typographique ? Qu’en retient-on aujourd’hui ? Ces réflexions, développées lors de l’écriture de son mémoire en licence à l’Ésad d’Amiens, sondent l’histoire viriliste de l’imprimerie, à l’origine d’un « genrage » typographique toujours bien ancré, étudiant ses causes et ses conséquences.

1. L’exclusion des femmes du milieu typographique.

 

Au tournant du 20e siècle, le milieu de la typographie commence peu à peu à reconnaître la place importante des femmes. L’accès à l’enseignement représenta un premier « demi‑pas » vers leur intégration, qui n’aurait été totale que si les étudiantes n’avaient pas été encouragées à apprendre tissage, poterie, illustration, vitrail ou calligraphie, au détriment d’autres matières de l’art et du design. L’exemple du Bauhaus, dont le directeur Walter Gropius clamait accueillir « toute personne de bonne réputation, sans regard pour son âge ou sexe », semble très éloquent lorsque l’on sait que ce même Gropius considérait les femmes inaptes à certaines pratiques artistiques car elles penseraient en deux dimensions, trois pour leurs équivalents masculins [1].

Comme l’architecture, le design typographique resta ainsi difficile d’accès et expliquerait, selon Sybille Hagmann — dessinatrice de caractères, la représentation inégale des femmes typographes observée aujourd’hui :

« [Les femmes] étaient encouragées à se concentrer sur l’apprentissage de techniques d’artisanat comme le tissage, la teinture la poterie, l’illustration […] des occupations orientées exclusivement vers le décoratif. […] Les domaines dominés par les hommes comme la forge ou la fonte de types en plomb n’avaient rien à voir avec la décoration. [2]»

Aux stéréotypes s’ajoutent des cas d’exclusion active des femmes, comme au sein de conventions ou de groupes de typographes en non‑mixité. De sa création dans les années 1930 et jusqu’en 1970, l’association new‑yorkaise des Typophiles était ainsi exclusivement masculine, empêchant aux femmes tout accès à des offres d’emploi dans l’imprimerie[3].

2. Les pionnières

 

Nombre de femmes ont bien sûr contribué anonymement à écrire l’histoire de la typographie — l’imprimerie elle‑même serait l’invention de l’impératrice Wu Zetian, huit siècles avant Gutenberg — mais c’est au 20e siècle que certaines d’entre elles y inscrivent réellement leurs noms. En 2017, Alphabettes, site faisant la promotion du travail de femmes typographes — recensait ainsi parmi ces pionnières l’allemande Hildegard Henning, dont la première fonte Belladonna parut en 1912[4] (Fig.1). Malgré son statut, l’histoire aura retenu très peu d’informations sur Henning : elle aurait étudié à l’académie de Leipzig et exposa deux livres manuscrits au pavillon de la Bugra de 1914 (Exposition internationale de l’Industrie du Livre et du Design Graphique) dédié au travail des femmes dans l’industrie du livre. Ces deux ouvrages furent détruits durant le bombardement de Leipzig en 1943.

Plus tôt, Anna Simons (1871–1951) marqua à sa manière l’histoire de la création typographique : bien que n’ayant jamais dessiné de caractère, elle fut la première enseignante en dessin de lettres, d’abord à Düsseldorf, puis à Halle, Zurich, Munich, en Prusse et en Bavière. Son enseignement a nécessairement influencé la culture typographique germanique de son époque, car « presque tous les designers typographiques qui travaillait en Allemagne entre 1907 et la Seconde Guerre mondiale ont assisté à certains de ses cours. [5]»

Si l’on se questionne sur l’influence des stéréotypes de genre énoncés ci‑avant, le travail de ces créatrices ne peut être considéré comme « féminin » dans la mesure où le Belladonna n’est ni « moderne », ni ornemental·e ; il laisse d’ailleurs visible le geste de la main à travers des inspirations calligraphiques antiques, proches de la Rustica et l’Onciale. De son côté, Simons considérait que « la lettre avait assez de décoration en elle‑même […] sans extra, sans feuille poussant autour de la lettre — juste une lettre. [6]»

Source : numérisation par REYNOLDS, D., carte factice de changement d’adresse extraite du spécimen de Belladonna par la fonderie Julius Klinkhardt, vers 1914.

3. Refuser la mainmise de la typographie masculine.

 

Il n’y a bien sûr rien d’étonnant à constater que la typographie « féminine », arbitrairement théorisée par des hommes, ne possède aucune valeur tangible. Il est cependant intéressant de se questionner sur l’impact qu’ont pu avoir ces discours sur la présence des lettres discriminées dans l’histoire de la création typographique qui les a suivies. Sur les sept dessinatrices de caractère listées par Alphabettes, chacune de leurs fontes fut commercialisée par une fonderie détenue par des hommes, montrant bien la difficulté qu’il y aurait eu à s’émanciper de la domination masculine au sein du système capitaliste.

Il en est de même pour la littérature relatant la typographie de l’époque. En 1994, suite à une conférence autour de la revue FUSE (de Neville Brody et Jon Wozencroft) tenue exclusivement par des hommes blancs de classe moyenne, le collectif WD+RU (Women’s Design + Research Unit) se forma. Afin de contrer la non‑représentation féminine dans les médias typographiques, ses membres furent invitées à participer au numéro suivant de FUSE, Propaganda, pour lequel elles réalisèrent Pussy Galore[7] (Fig.2). Sous la forme d’une fonte dingbat (pictographique), celle‑ci décline sur quatre jeux de glyphes des expressions régulièrement attribuées aux femmes : la lettre G affiche ainsi le glyphe gash (chatte) dans le style Bad Language, et grrrls dans sa version Empowerment. Pussy Galore joue avec les options du clavier d’ordinateur et les limites de capacités du fichier, pour illustrer la non-diversité du vocabulaire imposé aux femmes, permettant aux utilisateur·ices de reconsidérer leur position politique quant à l’image relayée de ces femmes. À la fois messager — comme toute fonte — et message en soi, Pussy Galore abolit l’habituelle hiérarchie langagière, empêchant tout abus du médium à d’autres fins que celle pensée par ses créatrices. Cette contribution permet d’envisager la typographie non comme un simple support reflétant des inégalités sociales intrinsèques à sa création, mais également comme un outil permettant de les contester.

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Source : WOMEN’S DESIGN + RESEARCH UNIT, jeu de glyphes de la fonte expérimentale Pussy Galore, 1994.

Sans porter en elle‑même un message, la typographie sert parfois d’outil à la résistance. Suite aux révoltes mondiales du mouvement de libération des femmes à la fin des années 1960, elle accompagna la création de mouvements féministes portant un nouveau regard sur le langage, comme l’explique Jess Baines dans son article « A Darn Good Idea: Feminist Printers and the Women’s Liberation Movement in Britain » :

« Le langage s’est révélé comme étant un outil d’oppression et les mots, en tant que discours, conversations, poèmes, informations et polémiques étaient reconsidérés en tant qu’instruments de libération. [8]»

Ce processus de réappropriation du langage pourrait amener à une réflexion similaire quant à la question typographique, et ce au-delà des luttes des années 1970. À partir des affiches compilées par Liz McQuiston dans Suffragettes to She‑Devils[9], Catherine de Smet tenta de déceler une tendance graphique parcourant les mobilisations en faveur des femmes :

« Signées d’une personne, d’un collectif ou purement anonymes, celles‑ci puisent le plus souvent dans le vocabulaire typographique et iconographique propre à l’époque de leur conception. En dehors du signe «plus» surmonté d’un cercle, qui devient symbole de ralliement à partir des années 1960 […], on ne constate aucune marque distinctive qui traverserait l’ensemble de cette production. [10]»

Bien que de Smet conclue en l’inexistence d’une « marque distinctive » du graphisme féministe, le constat du puisement dans le contexte de création pourrait être interprété selon l’angle de la réappropriation, dans la mesure où « le vocabulaire typographique et iconographique » dépend d’une norme dominante. Dans son affiche Bugler Girl de 1908, la peintresse Caroline Watts récupère visiblement les codes de la conquête, alors aux mains des hommes, dans les attributs de sa femme au clairon. Le lettrage, de la même manière, s’inspire de structures classiques renvoyant à la gloire des capitales romaines. Les empattements pointus, en rappel aux rayons du soleil, évoquent tant la souveraineté que la bienfaisance, et l’équilibre des graisses assoit les lettres, calmes et imposantes, à l’image de la guerrière aux armes rangées.

À la fin du 20e siècle, le collectif d’artistes féministes Guerrilla Girls poursuit ce processus de récupération de code dominants. Leur production est en effet parcourue de linéales grasses, souvent proches les unes des autres, condensées et capitales, marquant respectivement l’oppression, faisant l’union, faisant leur force.

4. Contester le genre, célébrer l’individu·e.

 

Enfin, la littérature féministe a accompagné et influencé l’évolution de la typographie. De la parution du Deuxième Sexe[11] en 1949, à la fin du siècle — avec Trouble dans le genre[12] par exemple — l’acception du genre féminin s’est considérablement développée, se détachant de son référentiel masculin pour se rapprocher des théories de genre de la pensée queer. La question n’était plus alors de conquérir le domaine de la typographie, mais de se servir d’outils alternatifs comme celui du lettrage manuel, pour s’exprimer. En 2006, le collectif Ridykeulous parodia ainsi l’annonce The Advantages of Being a Woman Artist des Guerrilla Girls par l’emploi du manuscrit pour créer son The Advantages of Being a Lesbian Artist. L’usage de la main est un rappel de l’existence de l’individu·e, effacé par les normes et tentant de s’en extraire. Pour cette raison, il est partagé entre le graphisme féministe et la pratique d’artiste queer dont il sera question ci‑après.

La lettre manuscrite, soustraite à la rigidité du dessin typographique, s’accompagne parfois aussi d’un détournement des règles de composition. En 1937, The Distaff Side Committee, l’un des premiers groupes d’imprimeuses en non‑mixité, propose dans l’un de ses pamphlets trois principes typographiques : césurer les mots sans attention aux règles, mélanger les fontes sans souci esthétique, ne pas corriger les fautes des auteur·ices.

Pour ne pas reproduire le schéma patriarcal, l’autrice n’impose ici aucun dictat, allant jusqu’à titrer son œuvre « un discours », laissant l’éventualité à d’autres de coexister. Ces préceptes font évidemment suite à une prise de conscience, par les femmes, de la double utilité du langage comme outils d’oppression et de libération. En témoigne le fameux tampon rouge « Please believe the punctuation! » que la poétesse Muriel Rukeyser apposait sur ses manuscrits, lassée d’être corrigée par des imprimeurs refusant ses entorses au code typographique[13].

À ce propos, l’essayiste féministe Andrea Dworkin affirme que la ponctuation, les majuscules et autres standards typographiques sont la distance séparant l’individu·e de l’idée proposée par un texte : « permettre aux écrivain·es d’utiliser des formes transgressant les conventions pourrait leur permettre de développer des formes qui enseigneraient aux autres à penser différemment. [14]»

La question d’une identité du graphisme féministe reste une question régulièrement soulevée aujourd’hui. En concevant le magazine Bang, le studio Bastion (composé d’Alexandra Falagara et Brita Lindvall) chercha à proposer un « design féministe et critique des normes ». Les designeuses ont ainsi mis en place une grille distordue — opposée à la droite patriarcale et moderniste, des notes de bas de page ornementées et fusionnant avec le texte, de la couleur et une utilisation systématique de fontes dessinées par des femmes — face à l’emploi constant de linéales. Elles ont également fait le choix d’accentuer la présence des veuves et orphelins, « enfants de putain » dans leur suédois maternel, en hommage aux enfants nés hors‑mariage[15].

De ce corpus d’exemples, on comprend évidemment qu’à l’ombre d’une typographie « masculine » ne s’est pas profilée une impossible esthétique « féminine ». La réaction des femmes typographes fut plutôt de déconstruire ce que leurs confrères avaient mis en place à leur insu, et proposer de nouvelles manières d’utiliser la lettre.

 

  1. Mariángeles García, « The Lost History of the Women of the Bauhaus », Archdaily, 2018. » [https://www.archdaily.com/890807/the-lost-history-of-the-women-of-the-bauhaus]
  2. Sybille Hagmann, Non-existent Design: Women and the creation of type, 2005.
  3. Kathleen Walkup, Natural Enemies of Books, A Messy History of Women in Printing and Typography, Occasional Papers, 2020.
  4. Indra Kupferschmid, « First/early female typeface designers », Alphabettes, 2017. [https://www.alphabettes.org/first-female-typeface-designers]
  5. Yulia Popova, How many female type designers do you know? I know many and talked to some!, Onomatopee 184, 2020.
  6. Ibid.
  7. WD + RU, « Pussy Galore », FUSE, PROPAGANDA-12, 1994.
  8. Jess Baines, « A Darn Good Idea: Feminist Printers and the Women’s Liberation Movement in Britain », Natural Enemies of Books, A Messy History of Women in Printing and Typography, Occasional Papers, 2020, p. 81.
  9. Liz McQuiston, Suffragettes to She-Devils, Phaidon, 1999.
  10. Catherine de Smet, « Pussy Galore et Bouddha du futur — Femmes, graphisme, etc. », Pour une critique du design graphique. Dix-huit essais, B42, 2012.
  11. Simone De Beauvoir, Le Deuxième sexe, Gallimard, 1949.
  12. Judith Butler, Gender Trouble, Routledge Kegan & Paul, 1990.
  13. Andrea Dworkin, « Afterword: The Great Punctuation Typography Struggle », Woman Hating: A Radical Look at Sexuality, 1974.
  14. Ibid.
  15. Kristina Ketola Bore, « Feminism Takes Form », Contemporary Art Stavanger, 2015. [https://www.contemporaryartstavanger.no/feminismen-tar-form/]

 

Flo Parmentier

Après six ans d’études de graphisme, Flo Parmentier trouve, grâce à l’image, une passion plus large pour l’apprentissage, l’écriture et la transmission. Ses intérêts se trouvent au croisement de l’art et du social, entre création militante et déconstruction flamboyante. Après Paris, Amiens et Buenos Aires, son cœur bat depuis quelque temps de Rennes à la Provence, partagé entre la chaleur festive de l’art du drag et l’étude paisible de la typographie aux Rencontres de Lure, lieu à haute valeur symbolique encore tout à déconstruire.

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